La mobilisation citoyenne a été grandiose pour le 31e vendredi. Quel enseignement en tirez-vous ?
Mansour Kedidir, politologue. S’il y a un événement majeur qui a marqué les esprits, exprimé sans cadre contraignant les aspirations du citoyen, et acté la refondation de la démocratie en Algérie, c’est bien le Hirak. Loin des couloirs obscurs du pouvoir et les gesticulations malsaines de quelques formations politiques, il est devenu la seule force de changement pacifique qui, pour une fois dans l’histoire contemporaine du pays, a permis aux Algériens, toutes tendances confondues, de rêver d’une Algérie libre et démocratique.
Tous ceux qui ignorent cette réalité ou la rejettent se placent à contre-courant des dynamiques historiques. Et c’est dans cette logique qu’il faut situer la mobilisation du 31e vendredi.
Quatre enseignements peuvent être retenus. Clairement, sans détours et avec le même ton de détermination, les manifestants ont rejeté les élections programmées pour le 12 décembre et revendiqué le respect des libertés et l’établissement d’un Etat de droit.
Comme toujours, la manifestation a surpris les gouvernants et désappointé une partie de la classe politique qui a épousé et défendu la démarche du pouvoir.
Cette manifestation a prouvé qu’aucune solution politique ne peut être échafaudée sans la participation du Hirak. Par conséquent, au lieu d’un recours aux manœuvres d’un autre âge, ce qui a fait perdre du temps à la nation, il appartient aux tenants du pouvoir de repenser leur approche de la crise et de bâtir leur perception du Hirak, non pas selon le système de croyances sorti du moule de la pensée unique, mais dans une perspective historique en considérant le Hirak comme une dynamique sociale.
Dans un contexte de temps mondial où le citoyen de Reggane, -que je cite à titre d’exemple-, peut porter sa voix à l’échelle planétaire, il n’y a plus de place à la filouterie politique. On ne peut, en un temps très court -l’espace de quelques semaines- nommer sur le tas un panel, bâcler un dialogue alors qu’il s’agissait d’un travail laborieux, et jeter l’anathème sur des acteurs politiques dont les droits sont protégés par la Constitution.
Alors que la crise risque de prendre des tournures dramatiques, il appartient aux gouvernants d’agir dans le sens des revendications des manifestants. La ressource humaine engagée ne manque pas et la foi dans l’essor de la nation nous traverse tous.
Le pouvoir politique maintient l’agenda électoral. Pensez-vous qu’il faille annuler ce scrutin comme l’a suggéré Soufiane Djiali ?
Il très tôt d’infirmer ou de confirmer que le scrutin aurait lieu. L’organisation de toute élection est conditionnée par un climat politique serein, la participation des partis politiques et l’adhésion de la population. Analysons ces trois conditions et voyons la faisabilité du scrutin du 12 décembre.
Personne ne peut nier que le climat politique est tendu. Avec l’emprisonnement des détenus d’opinion, la fermeture du champ médiatique et l’escalade discursive des principaux acteurs, rien n’augure un dégagement du ciel d’Algérie. Si la situation perdure, le recours des autorités à d’autres moyens plus coercitifs n’est pas exclu.
Dans ces conditions, le déroulement des élections devient-il aléatoire ?
D’évidence, les élections ne peuvent être imaginées sans la liberté de la presse. Comment donc garantir aux acteurs impliqués dans la joute électorale leur prise de parole sans que les médias n’assument leur activité conformément à la loi ? L’histoire nous enseigne que le contrôle et la fermeture du champ médiatique n’ont jamais réussi à réprimer la liberté d’expression. Bien au contraire, le citoyen a su comment inventer d’autres moyens de transmission de l’information et du savoir. Ceci dit, fermer le champ médiatique à l’ère de la mondialisation de la communication, c’est comme si réprimer un coureur dans les vingt-quatre heures du Mans pour excès de vitesse.
La deuxième condition a trait aux partis politiques. Hormis quelques formations qui n’ont jamais caché leur volonté de conquête du pouvoir, quel que soit le prix, certains acteurs politiques, forgés depuis longtemps dans le combat politique, ont refusé de participer aux élections. Il convient de souligner que ces derniers sont toujours restés fidèles à leur revendication, depuis le début de la crise. Pour la plupart, il importe de citer des partis et des personnalités qui ont participé à la rencontre d’Ain Benian et ceux de l’Alternative démocratique. En œuvrant au rapprochement des visions des deux acteurs, les gouvernants auraient gagné du temps et garanti l’issue de la crise par un compromis historique.
La troisième condition nous parait la plus déterminante. Elle concerne le Hirak. De loin le plus important par son nombre, la diversité des manifestants comme dans la qualité de leur revendications, le Hirak est le seul acteur qui se trouve dans une interaction discursive avec l’Armée. Comment donc concevoir des élections lorsqu’on exprime son mépris pour des milliers de citoyens qui manifestent chaque vendredi pacifiquement ? Si la situation perdure, organiser les élections en s’aliénant des pans entiers de l’opinion publique équivaut à un suicide politique.
Vers quel état le climat politique pourra-t-il évoluer sachant tant le pouvoir que les manifestants campent sur leurs positions concernant le scrutin ?
Si les deux acteurs campent sur leurs positions, l’un (le pouvoir) et l’autre (le Hirak, une grande partie de la classe politique et des intellectuels), le climat politique pourrait se détériorer. S’ensuivront alors une radicalisation des positions, une aggravation des tensions, une perturbation de l’ordre public et le recours aux voies d’urgence définies par la Constitution. Toutefois, si les principaux acteurs prennent conscience du danger qu’encourt la nation, rien n’empêche qu’ils se mettent autour d’une table pour discuter de l’issue de la crise et s’entendre sur un compromis.