TRIBUNE. Le pays est aujourd’hui confronté à une série de chocs qui menacent très gravement à terme sa sécurité alimentaire.
Il y a en premier lieu le choc climatique
Les experts du GIEC signalent en effet depuis des années, que la région Maghreb est un « hotspot » (point chaud), et que les risques liés à des températures supérieures à la moyenne mondiale seraient plus élevés (1,5 degrés dès 2035, avec la possibilité, sans changement radical de politique, d’atteindre 2,2 degrés en 2050).
Avec le changement climatique, les précipitations devraient diminuer et la température augmenter, ce qui aura des conséquences directes sur les capacités de mobilisation de la ressource en eau et sur les systèmes de culture. Les modèles climatiques montrent que ces tendances, vont se renforcer au cours des 20 prochaines années.
Le secteur de l’agriculture étant le premier consommateur de cette ressource, les productions agricoles – et donc l’offre aux consommateurs- seront directement affectées.
L’Algérie agricole étant en grande partie localisée dans le triangle aride et semi-aride, qui représente 85 % de la superficie totale des terres (hors Sahara), sera dorénavant de plus en plus sujette à des sécheresses fréquentes et à des accidents climatiques.
Ce diagnostic, largement partagé par le Plan National Climat (PNC) adopté par les autorités en 2018, n’a pas été suivi d’effet, et les mesures d’adaptation aux changements climatiques (CC) retenues par le PNC sont loin de connaitre un début d’application.
Un défi majeur se pose donc dans un pays où l’orientation donnée aux politiques vise à une intensification accrue des modes d’exploitation des ressources naturelles : comment dans ces conditions accroître la production agricole tout en préservant des ressources naturelles fortement menacées à l’avenir par des changements climatiques en cours ?
Il y a en deuxième lieu, le choc économique provoqué par la hausse des cours mondiaux des produits agricoles de base, très fortement consommés par les populations (céréales, lait, huiles alimentaires et sucre).
La crise des marchés et les hausses des cours des matières premières qui ont eu lieu dès le printemps de l’année 2020 se sont accentuées avec le conflit Russie-Ukraine déclenché le 24 février 2022.
Les prix du blé tendre qui tendait vers 200 dollars la tonne dans les années 2011-2012 ont atteint des montants qui oscillaient autour de 290 dollars la tonne (non compris les coûts de transport et des assurances) au cours du dernier trimestre 2021.
La crise sanitaire aura été un déclencheur de cette crise des marchés et ceci avec, d’une part, la conséquence et le poids exercés par les importations de la Chine – devenue lors de la campagne 2020/2021 le premier importateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires-, d’autre part, la hausse des prix de transports conjuguée à des restrictions temporaires des exportations mise en œuvre dans un certain nombre de pays exportateurs (Russie, Pologne, Roumanie, Bulgarie, Argentine, Inde…).
Depuis le début de la guerre, le blé tendre a augmenté de 50 % pour atteindre 450 dollars la tonne. Les prix mondiaux des huiles végétales ont augmenté de 23 %, du sucre de 7 % et de la viande de 5%.
L’Algérie va ainsi acheter fin février 2022, 600 000 tonnes de blé meunier, d’origine française à 485 dollars la tonne (coût et frais) à chargement mars-avril 2022.
L’Égypte, premier importateur de blé tendre dans le monde, va acquérir quant à elle, 240 000 tonnes de blé tendre français pour chargement fin mai, à un prix de 492,25 dollars la tonne.
Depuis 60 ans, jamais l’accès aux denrées alimentaires de base n’avait été aussi coûteux en termes réels. Le conflit ukrainien va également réactiver des tensions sur le marché mondial des intrants agricoles.
Les prix des engrais, des aliments du bétail, des machines ou des semences vont surenchérir et contribuer à une spirale de hausse des coûts de production et des prix de l’alimentation.
Le ministère de l’Agriculture et du Développement rural a ainsi porté le prix de référence des engrais à 8 000 DA le quintal contre 3 700 DA le quintal auparavant (soit une hausse de 56,2 %).
La facture alimentaire du pays, qui avait dépassé les 10 milliards de dollars en 2021, risque encore d’augmenter de manière significative en 2022 si le conflit perdure –ce qui semble être le cas aujourd’hui-.
Il est fort à parier que le seuil d’une facture alimentaire autour de 20 milliards de dollars sera atteint cette année, ce qui représente, par rapport à l’année 2011, le double du montant déboursé par le pays pour s’approvisionner en denrées alimentaires.
Par ailleurs, il est évident qu’à terme, les finances publiques ne pourront plus à la fois subventionner l’emploi des facteurs de production, soutenir les prix à la production, à la transformation et à la consommation et supporter les pertes de change résultant de l’appui à l’importation des produits agricoles de base.
Il y a enfin, la crise du système productif agricole
Cette crise qui se traduit par une faible productivité agricole en Algérie est une donnée permanente dans les zones sèches où sont localisées les grandes cultures.
En 2021, plus de la moitié de la SAU a été consacrée à ces cultures, plus particulièrement aux céréales. Avec une jachère qui occupe plus du tiers de la SAU nationale (37,3 %), le système céréales/jachère concentre plus de 80 % de la SAU totale et rassemble près de 60 % des exploitations.
Cultivées en sec sur une superficie estimée en 2021-2022 à 3,5 millions d’ha, dont 1,5 million d’hectares sont consacrés uniquement au blé dur (soit 42,8 %), 1,3 millions d’hectares à l’orge (soit 37,1 %), le reste étant dédié au blé tendre (soit un peu plus de 20 %) et plus marginalement à l’avoine.
Les céréales occupent l’essentiel des terres des wilayas de Tiaret, Sidi Bel Abbés, Tissemsilt, Tlemcen, Relizane, Saida, Mascara, Ain Temouchent à l’ouest du pays, et auxquels il convient d’ajouter Chlef, Ain Defla, Bouira (au centre), Sétif, Oum El Bouaghi, et Mila, et Souk Ahras et Batna à l’est du pays.
La production céréalière- notamment à l’Ouest- reste tributaire de la pluviométrie et de sa répartition au cours de la campagne agricole. Les récoltes des années 2014 à 2016 auxquelles vient s’ajouter la dernière campagne agricole 2020-2021 ont été ainsi sévèrement impactées par la sécheresse, à l’inverse des campagnes agricoles 2018 à 2020 qui ont été plus favorables sur le plan climatique. Les rendements ont été modestes, de 15,4 quintaux à l’hectare sur la période 2009-2013, de 15 quintaux à l’hectare en 2016-2017 et 19 quintaux/ha en 2019.
La feuille de route du secteur 2020-2024 qui vise le renforcement de l’irrigation complémentaire sur 600 000 ha a fixé un objectif de 32 quintaux/hectare d’ici 2024 afin d’atteindre 70 millions de quintaux à l’horizon 2024.
Cet objectif ambitieux est irréaliste, car reposant sur le postulat que l’accroissement des consommations de produits chimiques (engrais et désherbants), et les matériels importés pour assurer les opérations culturales suffiront à garantir une hausse des rendements.
Ce modèle technique inspiré du paquet technique défini par la révolution verte, et labellisé sous l’appellation d’intensification céréalière, est sans cesse évoqué et mobilisé par le ministère de l’Agriculture depuis des décennies sans succès.
Même si des agriculteurs atteignent de bons rendements dans les zones favorables comme le Constantinois, l’accroissement des consommations de produits chimiques ou les progrès de la mécanisation n’ont pas toujours été accompagné d’une augmentation équivalente des volumes produits. Faute d’analyse des sols, les engrais utilisés n’ont pu exprimer tout leur potentiel. Il est temps pour le pays de changer de paradigme politique et d’opérer une nécessaire révolution technique.
Une révolution majeure : mettre fin au paradigme technique hérité de la colonisation
La définition des nouveaux termes du paradigme technique adapté aux régions sèches et sous fortes contraintes agro-climatiques a suscité dans le passé une série de controverses techniques.
La céréaliculture algérienne a connu le siècle dernier une grave crise s’exprimant par une baisse/stagnation des rendements. Elle engagea des agronomes à débattre des méthodes d’intensification et des techniques culturales à promouvoir.
Les agronomes les plus éclairés de cette époque vont ainsi déclarer leur opposition aux techniques de labours profonds, à l’introduction de la charrue (charrue à socs et charrue à disques) et aux essais généralisés d’application du dry farming engagés dès la fin du XIXème siècle dans la région de Sétif.
Ils feront observer que ces techniques avaient engendré une agriculture minière fortement consommatrice en capital humique. Ces agronomes affirmaient assez clairement, qu’en Algérie, la préparation du sol avant l’ensemencement était la première condition à réaliser pour améliorer le rendement des céréales, car ainsi la plante pouvait mieux se nourrir et résister plus facilement à la sécheresse.
Cette amélioration primordiale apportée à la culture des sols permettait la restitution des éléments fertilisants enlevés par les récoltes antérieures. L’expérience mise en évidence par ces agronomes plaidait pour le recours aux variétés de semences indigènes, car « elles jouisse [aient] d’une adaptation séculaire au milieu » et savaient le mieux tirer profit des perfectionnements réalisés dans le domaine des « itinéraires techniques ».
En définitive, et en raison des spécificités agro-climatiques, l’importation de techniques agricoles mises au point ailleurs et dans des conditions certainement plus favorables, était jugée aléatoire et inefficace : « C’est, [écrivaient-ils] …se tromper gravement que de croire qu’il suffit d’importer dans une région une variété à plus grand rendement pour que le produit soit augmenté. Une vache hollandaise, un bœuf Durham sont sans doute susceptibles de produire plus de lait ou de viande qu’un animal de race primitive, mais seulement s’ils se trouvent dans des conditions d’habitat et d’alimentation qui leur permettent de développer leurs aptitudes (…) Il en est de même pour les espèces végétales » (Lecq et Rivière, 1929).
Des recherches et des expériences agronomiques effectuées par les agronomes depuis le milieu du XXème siècle, ceux réalisés par des agronomes algériens au sein des instituts techniques (ITGC, INRAA, INA) depuis l’indépendance, convergent généralement vers les mêmes conclusions.
Elles tendent à valider et à développer ces références et/ou ces innovations techniques, définies il y a plus d’un siècle mais très souvent ignorées par les administrations publiques.
Les chocs climatique et économique ainsi que la crise de la productivité agricole dans les zones sèches évoqués plus haut appellent à la définition d’un nouveau paradigme technique agricole visant essentiellement, 60 ans après l’indépendance, à réaliser une œuvre de décolonisation du système technique agricole hérité, et à nous affranchir d’un modèle inspiré des pays du nord aux conditions agro-climatiques bien différentes de notre pays.
Il est temps de se réapproprier l’héritage agronomique berbèro-arabe et andalous qui avait su tirer profit de ressources souvent fragiles en inventant des systèmes techniques durables, et valoriser des pratiques et savoir-faire techniques paysans éprouvés qui sont aptes à être améliorés au contact des principes universels de l’agroécologie moderne.
Ni le modèle productiviste européen, ni la révolution verte mise au point dans les années 1960 ne sont en mesure de résoudre la question de la productivité des sols et des rendements dans les zones sèches.
Autrement dit, il y a nécessité d’orienter prioritairement les recherches sur des solutions à apporter à l’agriculture pluviale en zone aride et semi-aride, car il y a une voie possible entre, d’une part, un système intensif et son paquet technique dont les impacts sociaux, sur la santé humaine et environnementaux sont connus, et d’autre part, la reconduction de méthodes traditionnelles et archaïques.
Le contrôle de la production de semences céréalières constitue par conséquent le premier chaînon de la conquête de la souveraineté alimentaire du pays. Les semences importées sont moins résistantes aux stress hydriques, aux maladies et aux risques liés aux changements climatiques que les semences paysannes locales plus rustiques, ou celles cultivées dans les champs des fellahs algériens, et qui ont été sélectionnées par l’Institut agricole d’El Harrach (par les équipes du célèbre botaniste et généticien Léon de Ducelier et son successeur Pierre Laumont qui avait identifié les meilleurs blés durs issus de variétés indigènes (Hebda 3, Langlois 1 527, Bidi 17, Guelma, Oued-Zenati 368,Mohamed Ben Bachir 8037, Saba…) et de blé tendre (le Mahon 2, Mahon 57 …).
Ces variétés de semences qui font partie du patrimoine des petits et moyens céréaliers des hauts plateaux se sont vues progressivement disqualifiés par des variétés sélectionnées par les firmes et l’industrie semencière étrangères, et diffusées sans résultats probants. Ces variétés locales et écotypes doivent être répertoriés et conservés dans la banque de gènes nationale et être utilisés dans les programmes de sélection nationaux.
Outre cette réappropriation collective du capital de semences locales mieux adaptées à la grande diversité des champs des agriculteurs, et en conformité avec les principes universels de l’agroécologie moderne, les pratiques paysannes savantes ont toujours préconisé une fertilisation naturelle en associant les légumes secs ou les fourrages aux cultures céréalières, entretenant un petit élevage ovin et/ou bovin au sein des exploitations, diversifiant leurs systèmes de culture et accordant aux productions vivrières une place de choix : il est impératif de tenir compte de ces pratiques dans le programme de fertilisation des cultures.
Des incitations financières conjuguées à un encadrement technique rapproché permettraient d’introduire plus systématiquement les légumineuses dans les exploitations céréalières, ce qui autoriserait ainsi de relayer l’usage raisonné d’engrais de synthèse là où les nécessités l’imposent.
Ce sont ces enseignements qui peuvent constituer le socle d’une révolution technique en mesure d’apporter des solutions aux agriculteurs pratiquant une agriculture pluviale marquée par de fortes contraintes agro-climatiques.
Des travaux sur l’agriculture de conservation, l’amélioration de notre potentiel génétique animal et végétal, des techniques économes en pesticides et en engrais existent chez nous ; des initiatives sont prises dans le domaine du développement de l’agriculture biologique, des rassemblements scientifiques ont eu lieu sur les thèmes de l’intensification agro-écologique.
Il s’agit d’appuyer ces recherches, de les valider et de les vulgariser dans les milieux paysans, et avec la contribution des transformateurs nationaux de produits agricoles selon le principe de la contractualisation.
Cette voie peut être une promesse pour nos paysans, pour la souveraineté alimentaire de notre pays et la gestion efficace de ressources financières en ces temps de crise.
Repenser une stratégie globale du secteur agricole
Les crises ouvrent aujourd’hui l’opportunité de refonder en toute urgence notre vision du futur. Celle-ci ne peut-être que le produit :
i) D’un débat national et d’échanges impliquant tous les acteurs de la vie économique du pays : agriculteurs et leurs représentants, chercheurs, décideurs, représentants du commerce et de l’industrie, de l’environnement, des ressources en eau, de la santé, de l’aménagement du territoire, les associations des consommateurs, des défenseurs de l’environnement, l’objectif étant une réappropriation collective et partagée du destin agricole du pays ;
ii) D’une promotion d’une agriculture durable qui vise la réduction des impacts socio-environnementaux négatifs des activités agricoles, tels que la dégradation des ressources en terres, en eau et des agrosystèmes locaux (érosion, perte microbiologique, diminution de la séquestration du carbone…), qui assure la protection de la biodiversité et du matériel génétique végétal et animal national, et qui encourage le recours aux semences locales améliorées en les associant aux variétés proposées par les organismes internationaux auxquels adhère l’Algérie (ICARDA…) ;
iii) D’une transition technique fondée sur les principes et les pratiques de l’agroécologie moderne combinée, d’une part, à la réappropriation et/ou capitalisation des savoirs et savoir-faire de nos paysans, et d’autre part, à la décolonisation des savoirs techniques importés des pays tempérés du nord de la Méditerranée qui sont en décalage avec le contexte local) ;
iv) D’une agriculture durable de proximité fondée sur les aptitudes et qualités de chaque territoire (steppe, montagne, oasis, hautes plaines sèches, périmètres irrigués) ;
v) Qui intègre rigoureusement et pleinement les enjeux climatiques, environnementaux, économiques et sociétaux ;
vi) Qui contribue au changement nécessaire du régime alimentaire (introduisant pain complet de blé, d’orge et de sorgho, réduisant les consommations de sucre et d’huiles végétales…).
Les participants à un séminaire national sur la sécurité alimentaire tenu en décembre 2021, avaient souligné le rôle majeur des petits exploitants familiaux qui avaient dans ce domaine prouvé leur capacité à développer de nouvelles stratégies innovantes pour faire face aux aléas climatiques : “Grâce à leurs connaissances ancestrales héritées de leur aïeux, ces agriculteurs ont les capacités requises pour produire des aliments nutritifs adaptés à la culture et aux traditions locales“, concluaient-ils. La conquête de la souveraineté alimentaire est à ce prix.
La stratégie recommandée repose in fine sur une amélioration d’une agriculture sèche diversifiée combinée obligatoirement à l’élevage, ce qui permet de minimiser les conséquences des risques climatiques et économiques tout en permettant une meilleure résilience des agrosystèmes et des agriculteurs.
Il est indispensable de trouver de nouvelles pratiques valorisant la biodiversité, respectueuses de l’environnement, améliorer les services écosystémiques rendus par une agriculture durable, et de faire face efficacement aux menaces climatiques croissantes.
Il s’agit également de conduire une intensification écologique des cultures, la plus autonome possible par rapport aux intrants industriels importés ; les bases techniques en sont connues, même si elles ne sont pas toujours mises en avant comme facteur de progrès, et insuffisamment travaillées à ce jour.
Ces réponses sont réalisables dans des exploitations agricoles paysannes, combinant souvent agriculture et autres activités économiques. L’enjeu, peut-être plus modeste, mais plus ambitieux à long terme est de valoriser les ressources locales, l’ingéniosité et la force de travail de milliers de familles paysannes qui occupent et travaillent dans leurs territoires de vie.
L’agriculture et l’élevage de demain reposent encore sur cette fabuleuse capacité de flexibilité et d’adaptation à leur environnement que les éleveurs et agriculteurs des zones arides et semi-arides ont su sauvegarder jusqu’ici.
*Economiste agronome
*Ingénieur agronome
*Agronome
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