À l’entrée de l’hôpital Mustapha d’Alger, il gît là depuis trois semaines. « L’état de ce SDF s’est vraiment dégradé ces derniers jours », explique un gardien du centre hospitalier. Il semble en effet extrêmement diminué, au point que certains passants s’inquiètent de son état de santé.
Vingt jours donc qu’ambulances, médecins, étudiants, personnel hospitalier, simples citoyens passent et repassent devant lui, sans qu’aucun d’entre eux n’ait réagi. Se serait-on à ce point habitué à la misère à Alger ? Le personnel médical fournit une autre explication : le malheureux se trouve du mauvais côté de la barrière. Impossible d’engager une prise en charge pour un SDF situé à l’extérieur de l’établissement. Le serment d’Hippocrate s’arrête aux portes de l’hôpital.
Ils sont nombreux à Alger à dormir dans la rue. Leur nombre, très fluctuant, est difficile à évaluer, assure la Direction des Affaires ociales et de la solidarité (DASS). Toutefois, quiconque connait la ville sait que le phénomène est en augmentation constante et de plus en plus visible.
L’indifférence à l’égard des sans-abris, c’est en tout cas ce que dénonce Kader, l’un des responsables du collectif Le cœur sur la main. Ce dernier distribue des repas aux SDF depuis six ans dans la capitale, à raison d’une à deux sorties par semaine. Ici, on a à cœur de servir des repas de qualité et de veiller à l’hygiène alimentaire. Aussi, pour ce faire, le collectif fait appel à un traiteur. Kader s’insurge : « Nous avons abandonné cette frange de la société. Aujourd’hui, le phénomène est banalisé. On ne se demande plus pourquoi il y a des SDF. »
Concernant le Samu social, Kader est catégorique : « Ce service se résume à un organisme de ramassage. Car, ajoute-il, c’est bien le terme « ramassage » que le Samu social emploie. Serait-ce donc des ordures ? Le Samu social les met dans des centres, mais il n’y a aucun suivi ou accompagnement. Et leur disponibilité est très relative : il m’est arrivé de chercher à les joindre, en vain, de 23h à 3h du matin, pour un SDF en situation d’urgence ».
Pour lui, la solution ne peut venir que des pouvoirs publics. Il met en cause les politiques actuelles de logement qui encouragent l’accès à la propriété. « Cela a eu pour conséquences des loyers indécents pratiqués par les nouveaux propriétaires, qui laissent ainsi à la marge du parc locatif une frange entière des habitants de la capitale. »
Sur Alger, on compte une quinzaine de groupes de bénévoles, qui, comme l’association Le cœur sur la main, sont investis dans l’aide aux sans-abris. La plupart d’entre eux organisent leurs sorties hebdomadaires via Facebook.
Amir est membre d’un de ces collectifs. Lui et trois de ses amis font des sorties nocturnes dans le centre-ville d’Alger depuis un an et distribuent 140 repas hebdomadaires. Pour eux aussi, la récolte des denrées ne repose que sur des dons privés. Amir se montre très critique à l’égard du Croissant-Rouge Algérien : « Il faut qu’ils soient plus transparents concernant les dons qu’ils récoltent ! J’ai eu l’opportunité de visiter, il y a trois ans, un de leurs dépôts, à Diar Saada. J’ai eu envie de pleurer. J’ai vu des denrées alimentaires pourries, des centaines de chaises roulantes rouillées. C’est révoltant ».
Amir partage le même constat que le collectif Le cœur sur la main : le nombre de SDF ne cesse de s’accroître. Il observe également une nette augmentation du nombre de femmes sans-abris, et dans le même temps, « les pouvoirs publics n’ont engagé aucun plan de lutte contre l’extrême pauvreté. Pire : les SDF ont peur du Samu social. Ils se cachent pour échapper à ses équipes mobiles ».
Amir dresse ensuite un tableau cauchemardesque des foyers d’accueil : hygiène déplorable, mauvaise organisation, pas ou peu de suivi psychologique. Il dénonce également la politique actuelle de la wilaya et du Croissant-Rouge, qui auraient demandé aux associations de ne plus nourrir les SDF. « Ils pensent que cela entretient leur situation de dépendance, les maintient sur place. »
Effectivement, la directrice de la DASS de la wilaya d’Alger ne s’en cache pas : « Les SDF donnent une mauvaise image de la capitale, tandis que nous y recevons des délégations étrangères. Les associations qui les nourrissent les encouragent à rester dans la rue. La plupart des SDF étant originaires d’autres wilayas, il n’y a aucune raison pour que celle d’Alger les assume tous. D’ailleurs, les structures de prise en charge ne manquent pas à l’intérieur du pays ». Le Samu social, pourtant, ne couvre pas toutes les wilayas du pays.
La solution avancée par la directrice à cette « mauvaise image de la capitale » ? « Actuellement, nous travaillons sur un programme de regroupement des familles ». La DASS engage donc une médiation entre les sans-abris et leurs familles respectives, pour un retour au foyer. L’initiative aurait permis la réintégration de 142 personnes auprès des leurs.
Quant aux foyers d’accueil gérés par le ministère de la Solidarité, elle les décrit comme des structures « qui s’approchent des établissements quatre étoiles ! Ils sont dotés d’un budget conséquent, leur permettant d’assurer la présence d’un personnel médical, d’éducateurs, de psychologues. D’autre part, les SDF ont tous accès à une salle de bain, un lit et des couvertures ».
À ce stade-là, le décalage entre le discours de la DASS et celui des responsables du mouvement associatif rencontrés au sujet des foyers d’accueil tient du grand écart, voire de la contorsion. Et l’acrobatie se répète lorsque l’on tente de définir le statut de SDF.
En effet, la directrice de la DASS explique que les sans-abris d’Alger qui ont un foyer en dehors de la wilaya ne sont pas considérés comme SDF par ses services, quand bien même ces derniers seraient en situation de rupture familiale. Au final, la DASS comptabilise 8% d’individus réellement « sans toit » parmi ceux qui dorment dehors.
De sortie avec Amir et ses amis pour une distribution de nourriture, nous échangeons avec plusieurs SDF. Tous sont formels : aucun ne souhaite retourner dans les centres d’accueil. Zohra, qui a vécu cinq ans dans le foyer de Dely Brahim, évoque des cas de maltraitance ou d’agressions à l’égard des pensionnaires. Elle raconte aussi les conditions d’hygiène déplorables et la promiscuité qui y règne, notamment avec la présence de malades mentaux, dont la prise en charge relève des centres psychiatriques. « L’accueil y est catastrophique ». Par contre, ajoute-t-elle, « quand une personnalité est de visite, tout marche à la perfection ! ». Des propos confirmés par un ancien salarié du Samu social qui souhaite garder l’anonymat : « J’ai quitté mon poste pour cette raison. Je n’ai pas connaissance de cas d’agressions. Par contre, concernant les conditions d’accueil que les sans-abris ont décrits, les centres se sont effectivement beaucoup dégradés ces dernières années ».