Chronique livresque. L’auteur* est un homme révolté par le sort qui a été fait à son oncle Abane Ramdane. On sent, à chaque page, à chaque mot, la rage qui l’habite. On a étranglé son oncle avec une ceinture dans une ferme au Maroc, il étranglera par les mots ses assassins, il les découpera en petits morceaux qu’il dégustera à chaque page pour qu’on n’ignore rien de leurs méfaits.
Vengeance purement symbolique. On le sait, il le sait tout aussi bien, on ne rejoue pas le match de l’histoire. C’est cette passion de la justice qui anime Belaid Abane qui lui fait commettre quelques surcharges de style, quelques redondances et quelques répétitions.
Ainsi, chaque fois qu’il évoque les cinq colonels comploteurs contre Abane, ce sont les mêmes épithètes négatives et dévalorisantes qui les accompagnent à chaque citation. Et s’il fait ressortir, chez l’un ou l’autre, une qualité, c’est encore pour mieux l’accabler. Du coup, le lecteur éprouve une sorte de sentiment de malaise devant ce réquisitoire sans fin à l’encontre de personnes décédées, peut être ignobles, peut-être pas, toujours est-il sans défense. D’autant plus que vérité de Sparte n’est pas vérité de Rome.
Prenons le cas du colonel Mahmoud Cherif que Belaid Abane qualifie de rallié par la contrainte (Bessif), d’usurpateur du grade de colonel de la wilaya 1 et même de traître ! À entendre Abdelhamid Mehri et d’autres témoins historiques qui ont donné une conférence au forum d’El Moudjahid le 14 janvier 2011, c’est le contraire. « Mahmoud Cherif était un modèle de dévouement, de sacrifice et de patience. », selon Mehri. Quant au Moudjahid Mohamed Zeroual, il explique l’ascension fulgurante au poste de chef la wilaya 1 de Cherif « par sa compétence, sa droiture et sa conduite irréprochable. »
Bien entendu, cela ne veut pas dire que l’auteur a tort. Cela veut tout simplement dire qu’il reste encore du chemin à faire pour découvrir sur les hommes de la révolution l’âpre vérité, la seule, l’indiscutable. Qui se trouve peut-être tapie, comme d’autres secrets de la révolution, dans les archives françaises.
En un mot, à trop ressasser, on rassasie. Et c’est là où l’absence d’un véritable éditeur se fait cruellement sentir. Il aurait pu, cet éditeur, faire le travail de couture nécessaire, évitant à l’auteur de grossir les traits outre mesure, ce qui a eu pour conséquence d’affaiblir le propos pourtant digeste et bien écrit.
Au crédit du professeur Abane, la reconnaissance de la subjectivité de son œuvre. Il sait qu’il n’a pas la distance et le recul de l’historien. Il assume son parti pris, précisant dans l’introduction que ce livre est une parole d’émotion et de souffrance. On le comprend. Qui est ému pleure. Qui souffre crie. Prenons donc ce livre comme un cri déchirant d’un homme qui pleure son oncle, une personnalité de premier plan de la révolution victime de son niveau intellectuel, de son verbe et de sa droiture.
Ces préalables posés, reconnaissons que l’enquête est remarquable. L’auteur fouille toutes les pistes, n’en négligeant aucune, interroge les protagonistes directes ou indirectes, nous fait partager son émotion, son indignation et sa passion de la vérité. C’est un livre écrit de bonne foi avec le foie saignant (El kebda) du neveu. Ce livre est une thérapie pour lui, une catharsis en même temps qu’une contribution à l’écriture de notre histoire méconnue. Belaid qui est médecin a eu le mérite d’écrire l’histoire de son oncle. Où sont les historiens ? Stora, Meynier, tous d’ailleurs…
Abane face aux cinq colonels
Mais venons-en à l’essentiel. Pourquoi le plus brillant responsable de la révolution, l’ami de Ben Mhidi, la tête pensante du mouvement de libération à l’époque a-t-il été assassiné par les colonels ? Pour traîtrise ? Non, bien sûr. Bataille d’égo, mais aussi bataille de leadership.
D’un côté, un homme cultivé avec un niveau intellectuel tel qu’il se permet de corriger les copies de Frantz Fanon, un stratège doublé d’un organisateur et d’un planificateur, mais aussi un homme intègre, conscient de sa supériorité intellectuelle sur les autres, un homme autoritaire, au verbe direct, parfois blessant au point de traiter Krim d’Aghyoul (âne) et Boussouf de cervelle d’oiseau. C’est un détail. Qui compte dans une société guerrière où la valeur étalon est la virilité, virilité des armes, mais aussi de l’intelligence, partant du principe que le chef a toujours raison.
Le problème, c’est que les cinq colonels qui ont trempé dans le complot (Boussouf, Krim, Bentobal, Cherif, Ouamrane) ont toujours tort face à la supériorité de l’intelligence du politique Abane. Ce dernier, on l’a bien compris, n’a rien d’un diplomate ni d’un jésuite, ni d’un homme de tempérance et de patience qui n’attaque que quand il est en position de force. C’est un homme d’une pièce transcendé par la guerre, une sorte de mystique porté par un message messianique, celui de la libération du pays. Tout le reste, les petites combines, les arrangements, les salamalecs, les circonvolutions, il n’en a rien à faire. C’est un homme tempête qui ne sait pas attendre la fin des tempêtes. Tous ses compagnons d’armes en conviennent.
Les autres, selon l’auteur, sont juste son contraires. Il est direct, ils sont florentins, il est clair, ils sont opaques. Il aime convaincre par le verbe. Ils aiment convaincre par les armes. Il a horreur de la force. Ils ont érigé la force en système de commandement. Il a la naïveté des intellectuels. Ils ont la ruse des campagnards. Il aime les combattants. Ils vomissent les intellectuels. Mais ce qui les sépare vraiment, et l’auteur insiste sur ces divergences de fond, c’est la vision qu’ils ont sur le commandement de la révolution.
Pour Abane, fils du congrès de la Soummam, primauté de l’intérieur sur l’extérieur et du politique sur le militaire. Eux qui sont tous à l’extérieur (Tunisie et Maroc) pensent le contraire. En fait, du point de vue de Krim surtout, comment un civil qui n’est même pas novembriste comme lui, ose défier sa légitimité, et celle de ses frères d’armes qui ont des troupes derrière eux alors que lui, hein, ce Abane, n’a que son verbe qui pérore et son intransigeance.
Quant à Boussouf, il ne peut plus supporter ses critiques, sa vision du commandement de la révolution, son ascendant sur les militants de base, son indépendance d’esprit et surtout son niveau intellectuel. Les chefs de la révolution se sont toujours méfiés des intellectuels qu’ils suspectent d’une trop grande liberté d’esprit et d’un esprit critique.
Comment Abane est tombé dans le piège
De réunion en réunion, les 5 colonels menés par Boussouf et Krim, décident de régler définitivement le « problème » Abane. Mais comment ? À Tunis, il a trop de partisans et Bourguiba les tient à l’œil. Boussouf pense que la meilleure façon en tout cas la plus sûre est de ramener Abane au Maroc, à Tétouane là où il est inconnu et n’a aucun partisan.
Va pour Tétouane. Mais comment convaincre Abane de prendre la direction du Maroc ? C’est là où les 3 B (Boussouf, Belkacem, Bentobbal) trouvent la parade : faire croire à Abane qu’il est le seul capable de régler le différend avec Mohamed V. Quel différend ? Celui du désarmement des combattants de l’ALN par l’armée marocaine ! À l’appui, on brandit à Abane une foule de télégrammes provenant de Boussouf. Il y a le feu au Maroc ! Tout cela, bien entendu, relève de la manipulation.
C’est Bentobbal qui est chargé de convaincre Abane. Il trouve les mots qui touchent, mélange de ruse et de flatterie : «Ramdane, tu es le plus indiqué d’entre nous. Le plus en mesure de convaincre le Roi de mettre fin aux provocations de son armée. La Révolution est en danger, c’est un devoir… » Autrement dit : on n’est rien, tu es tout ! Le seul capable de sauver la révolution.
Incroyable : Abane accepte une proposition qui vient d’adversaires ! Un suicide en forme d’aveuglement. Aveuglement du corbeau de la fable de La Fontaine ? Même le neveu d’auteur n’arrive pas à comprendre la décision de son oncle. En fait, il n’y a rien à comprendre, on peut être le plus intelligent des hommes et le moins rusé. Nourri par des valeurs de droiture et de d’éthique n’ayant pas l’instinct de mort comme les autres, comment pourrait-il alors penser qu’ils oseraient attenter à sa vie, lui Abane Ramdane qui est leur frère d’arme, leur égal et même leur supérieur. Idéaliste à la pureté révolutionnaire, il avait une haute idée de la Révolution, et sans doute aussi, par effet d’entraînement, sur ses chefs.
Après tout, s’il y a des divergences, elles ne sont que formelles dès lors que sur le fond, la lutte jusqu’à l’indépendance, ils sont tous d’accord. Même s’il est vrai que certains des colonels pensent déjà à négocier avec la France. Abane n’a-t-il pas lu Machiavel que cite souvent son neveu : « Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants et toujours prêts à déployer ce caractère de méchanceté. »
Abane, une mouche qu’on écrase
Encadré par Mahmoud Cherif et Krim Belkacem, il arrive le 27 décembre 1957 à l’aéroport de Tétouane, là où Boussouf et ses hommes l’attendent de pied ferme. Direction une ferme près de Tétouane, là où il a RDV avec son destin. À peine est-il entré dans la bâtisse que quatre hommes l’immobilisent. Le voilà attaché et bâillonné.
Cédons la parole à l’auteur : « Boussouf l’étrangle en lui enserrant le cou avec ses deux mains pour l’empêcher de crier, tout en l’abreuvant d’injures. Abane se raidit et respire bruyamment, difficilement. » Sévices qui n’entraînent toutefois pas la mort. Pas encore. Écoutons l’un des protagonistes, le colonel Mahmoud Cherif, se confier au moudjahid Ali Zeghdoud que cite l’auteur : « J’ai assisté à la deuxième phase de l’exécution du pauvre Abane. J’ai vu ses deux bourreaux l’étrangler à l’aide d’une ceinture tirée en arrière de toutes leurs forces, pendant que Boussouf participait de ses mains avec un sadisme bestial pour accélérer le processus de mise à mort. »
Un peu plus tard, les trois colonels : Boussouf, Belkacem et Cherif, se mettent à table pour déjeuner. L’exécution du martyr Abane leur a peut-être ouvert l’appétit. S’il est vrai, ce détail cru, cruel, sordide est aussi terrible que l’exécution elle-même, il prouve une absence de cœur, de conscience, de remords, enfin une inhumanité totale chez les trois colonels. Pour eux, la vie d’un Algérien vaut celle d’une mouche qu’on écrase.
Le lecteur ne peut s’empêcher de sentir un haut le cœur le saisir. Tout ça pour ça. Toute révolution porte en elle une part de cannibalisme : elle mange ses meilleurs fils. Voyez ce que la révolution française a fait de Robespierre et Saint Just, voyez ce que la révolution bolchevique a fait de Trotski…
L’auteur a raison de préciser : « Il n’est pas exagéré d’affirmer que cette dérive fondatrice est l’acte de naissance de la brutalité en politique dans le système algérien. » Krim Belkacem aura à le vérifier à ses dépens : étrangler avec sa propre cravate. Mais comme le crime ne paie pas, aucun des quatre comploteurs n’aura de responsabilités politiques dans l’Algérie indépendante. Vengeance posthume d’Abane.
L’un des passages les plus émouvants de cette enquête est la rencontre de l’auteur avec le pur nationaliste Dr Lamine Debaghine, ancien ministre des Affaires étrangères du GPRA, chez lui à Kouba, dans un petit pavillon insignifiant et délabré, « écrasé par de somptueuses demeures à plusieurs étages. ». Abane fait remarquer :
-Votre quartier parait calme et ce doit être une bonne chose pour vous.
-Oh ! Ce n’est pas si calme que ça. Il en passe des voitures par ici. Mais je m’estime heureux d’avoir un toit au crépuscule de ma vie.
-C’est la moindre des choses que vous ayez un toit.
-Vous savez, ce n’est pas évident et c’est presque un miracle d’avoir pu garder ce petit pavillon qu’on a failli m’enlever.
-Ah bon ? Sommes-nous devenus si ingrats à ce point envers nos aînés ?
-Je ne sais pas. On vient à peine de me donner une petite retraite de diplomate. C’est d’ailleurs grâce aux démarches entreprises par hadj Yala. Je me demande comment j’aurais pu faire pour vivre sans cela. »
Terrible témoignage d’un très grand moudjahid qui montre comment finissent la plupart des vrais héros de la révolution : étranglés ou effacés. Anonymes parmi le peuple qui sait reconnaître les siens.