L’affaire Khashoggi, du nom du journaliste saoudien porté disparu depuis le début de ce mois d’octobre, constituera sans doute un tournant pour la liberté de la presse et la condition des journalistes dans le monde arabe.
Près de deux semaines après la disparition du chroniqueur du Washington Post, le monde a presque la certitude qu’il a été assassiné dans les locaux du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul où il s’était rendu pour régler une affaire administrative pour ne plus donner signe de vie depuis.
Il ne reste que la confirmation du crime par les autorités turques pour que le royaume d’Arabie Saoudite et son sulfureux prince héritier soient officiellement accusés d’un crime incroyable, innommable, digne d’un film d’horreur, celui d’avoir tendu un guet-apens à un journaliste dans une représentation diplomatique, de l’avoir torturé, tué et dépecé à la scie de boucher pour le faire disparaître.
On spécule déjà sur les retombées politiques, économiques et géostratégiques de ce crime, sur ses conséquences sur la famille royale saoudienne et le prince héritier Mohamed Ben Salman, et on s’interroge si les grandes démocraties occidentales, au nom de la raison d’État et de leurs intérêts économiques, vont encore fermer les yeux, comme ils l’ont toujours fait, devant les extravagances des dirigeants de ce royaume ultra-conservateur ou si, devant l’atrocité des faits et la tangibilité des preuves, les coupables seront cette fois sévèrement châtiés.
Quelles que seront les suites que donneront les occidentaux à cette affaire, elle constituera un virage décisif, dans le bon où le mauvais sens, pour la liberté de la presse, d’expression et de pensée, pas seulement en Arabie Saoudite mais dans tout le monde arabe, voire au-delà.
Le scénario catastrophe, qui n’est pas à exclure du reste en dépit de l’élan d’indignation soulevé par le sort du malheureux journaliste saoudien, ce sera de voir les États-Unis, premier allié de Ryad, privilégier l’intérêt de ses entreprises d’armement et passer l’éponge.
Le président Trump a certes promis « un châtiment exemplaire » aux auteurs et commanditaires du crime une fois leur forfait formellement établi, mais il a laissé entendre qu’il n’aimait pas l’idée de laisser tomber des contrats de 110 milliards de dollars.
En évoquant ce chiffre, le président américain ne faisait allusion qu’aux contrats d’armement entre son pays et la monarchie du Golfe. Le montant global des contrats qu’il a pu « arracher » à son allié historique lors de sa dernière visite dans le royaume (sa première à l’étranger en tant que chef d’État) est en effet astronomique : 380 milliards de dollars.
Difficile donc d’imaginer les États-Unis sacrifier de tels contras et laisser la voie libre à leurs concurrents russes et chinois, qui, d’ailleurs, n’ont pas soufflé mot depuis la disparition du journaliste.
Si le prince MBS s’en tire à bon compte, ce serait assurément une très mauvaise nouvelle, encore pire que celle de l’assassinat de Khashoggi, pour toutes les voix critiques, journalistes, opposants, défenseurs des droits de l’homme de la région, où la situation des libertés est déjà désastreuse.
« C’est dans la zone Moyen-Orient que la dégradation du climat dans lequel travaillent les journalistes est la plus forte », écrit Reporters sans frontières dans son rapport pour l’année 2017. « L’hostilité revendiquée envers les médias, encouragée par des responsables politiques et la volonté des régimes autoritaires d’exporter leur vision du journalisme, menacent les démocraties», relève RSF.
En Syrie et au Yémen, pays en proie à la guerre, en Irak, en Égypte, dans les monarchies du Golfe et même dans les pays du Maghreb, il n’est pas toujours bon d’être journaliste ou défenseur des droits de l’homme.
L’Arabie Saoudite justement arrive à la peu reluisante 169e place dans le classement de RSF de liberté de la presse. Depuis sa désignation comme prince héritier, Mohamed Ben Salman a certes entamé un vaste programme de réformes sociétales, mais il s’est montré sans pitié avec les voix discordantes.
Avec ce qui vient de se passer à Istanbul, les voix commencent à se délier et on apprend que de nombreux dissidents, dont des membres de la famille royale, ont été enlevés à l’étranger et ramenés de force au royaume.
Certains ont depuis disparu. MBS n’a en réalité fait que durcir de vieilles pratiques de la famille régnante. Le blogueur Raif Badawi croupit en prison depuis 2012 et la large campagne de soutien des ONG internationales ne lui a été d’aucun secours.
En 1979 déjà, l’historien dissident Nasser Saïd, auteur d’un livre sur l’histoire des Al Saoud, avait été enlevé et probablement assassiné à Beyrouth.
Les journalistes et les opposants saoudiens et arabes sont autant victimes de la cruauté des régimes en place que du laxisme de la communauté internationale. Si celle-ci avait vigoureusement réagi en novembre dernier pour remettre à sa place le même MBS qui avait pris en otage Saad Hariri, Premier ministre d’un État souverain pour lui dicter sa lettre de démission, Jamal Khashoggi serait probablement vivant en ce moment. Hélas, les vieilles démocraties occidentales ont laissé faire et l’inexpérimenté prince héritier l’a sans doute pris comme un blanc-seing.
C’est pourquoi une autre éventuelle indulgence de la communauté internationale dans cette affaire serait désastreuse pour les libertés en Arabie Saoudite et dans tout le monde arabe.
A contrario, un « châtiment sévère » à l’égard des assassins et de leurs commanditaires ferait réfléchir à deux fois les apprentis dictateurs avant de tenter de faire taire les voix discordantes. Le supplice de Jamal Khashoggi ne serait alors pas vain.