Ahmed Benbitour est un ancien chef du gouvernement.
Quelle lecture faites-vous de la situation politique et économique du pays ?
Pour analyser la situation du pays, il faut prendre en compte la situation de la société, la situation du pouvoir et la situation de l’économie. La société souffre de cinq maux : la perte de la morale collective, la violence qui est devenue le moyen privilégié pour le règlement des conflits, la corruption généralisée, l’individualisme et le fatalisme. Le premier travail à faire pour sortir de la crise, puisqu’on parle beaucoup de sortir le pays de la crise, c’est donc de trouver des remèdes à ces maux et reconstruire ensuite la citoyenneté, faire en sorte que les algériens aient une conscience citoyenne, le sentiment d’appartenance à une patrie.
Pour le pouvoir, il se caractérise par l’autoritarisme. Si vous n’applaudissez pas, vous êtes contre moi et je fais tout pour vous faire taire. Ce qui fait que la haute hiérarchie de l’Etat n’est pas informée de la situation réelle du pays puisqu’elle n’entend que ceux qui applaudissent. Sa deuxième caractéristique, c’est le patrimonialisme, c’est-à-dire la présence d’un chef entouré de courtisans qui se disputent ses gratifications et qui considèrent la société arriérée et non apte à l’exercice de la politique, ce qui fait qu’un gap se creuse entre les gouverneurs et les gouvernés. Il y a aussi le paternalisme. Le chef se considère comme le père du peuple et donc sa relation avec lui doit être directe, sans intermédiaire. Plus les institutions sont faibles, mieux il se sent. Ajouter à cela la rente et la prédation dans l’utilisation de la rente, vous avez un État déliquescent qui se définit par cinq critères qui sont : l’institutionnalisation de l’ignorance et de l’inertie, le culte de la personnalité, l’institutionnalisation de la corruption, un nombre très restreint d’individus qui prennent les décisions à la place des institutions habilitées et enfin l’émiettement des pôles au sommet de la hiérarchie de l’État. Est-ce que tout cela s’applique à l’Algérie ? Malheureusement oui et on peut dire que le pays est dans un état déliquescent.
Lorsque vous allez à l’économie, vous avez la rente et la prédation dans son utilisation. Or, les recettes d’exportations sont tombées de 63 milliards de dollars en 2013 à 27 milliards de dollars en 2016, alors que la facture des importations est passée de 12 milliards en 2001 à 68 milliards en 2014, en plus de 8 milliards de bénéfices des sociétés étrangères, donc 76 milliards USD de dépenses à l’extérieur. Cette chute n’est pas due à la fluctuation des prix seulement, puisque depuis 2006, il y a une baisse de la production des hydrocarbures. Voilà globalement la situation du pays. Une fois les réserves de change épuisées, il y a risque de tomber dans les pénuries généralisées et peut-être dans une explosion sociale.
Que pensez-vous de la conférence nationale vers laquelle, semble-t-il, on se dirige inéluctablement ?
L’idéal pour les tenants du pouvoir c’est d’aller vers un cinquième mandat. Mais l’état de santé du président tel qu’il est apparu le 1er novembre dernier, en plus du fait de n’avoir pas pu recevoir l’invité saoudien, je pense qu’il ne lui permet pas d’effectuer un cinquième mandat. Ils essayent donc de vendre l’idée de réunir une conférence qui poserait la problématique de réformes fondamentales d’un certain nombre d’éléments dans le fonctionnement de l’État. Mais la question qui se pose c’est est-ce que ce pouvoir va pouvoir réformer les choses en une année alors qu’il n’a pas pu le faire en vingt ans alors qu’il disposait d’une autorité totale, sans contre-pouvoirs. Il est clair que dans ces conditions, l’objectif essentiel c’est un maintien du pouvoir jusqu’à un certain temps pour pouvoir ensuite trouver une solution.
Peut-il réellement y avoir de report de l’élection présidentielle ?
Ils ne posent pas le projet comme un report, mais comme une période d’assainissement. Ce n’est ni un report ni une transition. En tout cas on saura tout dans peu de temps puisque d’après ce qui se dit, cette rencontre se ferait en janvier. Attendons donc pour voir, si elle aboutit, et je pense qu’elle va aboutir puisqu’ils ne vont pas l’organiser pour qu’elle n’aboutisse pas, cela veut dire qu’effectivement ils ne vont pas aller vers des élections puisqu’ils vont mettre en place une période d’assainissement.
Avez-vous été approché pour prendre part à la conférence ?
Je n’ai pas été approché et quand bien même je le serais, je ne serais pas partie prenante d’une opération comme celle-là. Je n’y participerai pas, ni aux élections d’ailleurs.
Le pouvoir semble vouloir impliquer tout le monde dans le projet. Quel conseil pouvez-vous donner aux partis de l’opposition ?
Pour parler d’opposition, il faut d’abord que vous soyez dans un système démocratique avec une majorité au pourvoir et une opposition qui travaille pour arriver au pouvoir. Je ne me considère pas dans cette situation, mais je me vois comme quelqu’un qui a le devoir d’éclairer les gens sur la situation réelle du pays. Dieu m’a donné la chance de faire des études et d’avoir une expérience, et ce savoir je le mets au service de la population. Mais les conditions pour se présenter à des élections ne sont pas réunies. Car si vous vous présentez seulement pour donner plus de crédit à une élection qui ne le mérite pas, ça ne vaut pas la peine.
Je ne peux pas conseiller aux partis plus que ce que je conseille à moi-même. C’est-à-dire je ne participerai pas à cette conférence même si on me le demande. Parce que j’ai la conviction que rien ne pourrait se faire s’il n’y a pas un changement de tout le système de gouvernance et non pas un simple changement des individus.
Mais le MSP par exemple s’est prononcé pour le report des élections…
Il faut nous dire ce qu’il faut faire concrètement pour faire sortir le pays de la crise. Il faut un programme pour remédier aux maux de la société et construire la citoyenneté, un autre pour la reconstruction de l’État et encore un programme pour la relance de l’économie. Si on n’a pas de réponses à cela, on ne peut parler de sortie de crise.
Certains ne rejettent pas l’idée du report car ils estiment que les conditions pour organiser une élection libre ne sont pas réunies. Vous êtes de cet avis ?
Les conditions ne sont pas réunies pour organiser des élections honnêtes et transparentes, ça c’est clair. J’ai déjà dit que si avant le 1er novembre on n’annonce pas la non-candidature du chef de l’État, on ne pourrait pas avoir les élections souhaitées. Mais le fait de les (présidentielles) reporter ne servira à rien. En 2011, j’avais mis en garde qu’en 2017 on va être en pénurie de moyens de financement et j’avais alors proposé l’idée d’une conférence nationale de laquelle sortiraient cinq personnes qui auront pour première mission d’expliquer pendant trois mois à la population que le système de pouvoir est arrivé à sa fin. Deuxièmement, elles établiraient une feuille de route pour un gouvernement de transition et choisiraient ses membres. Ensuite, ces personnes deviendraient membres du Haut conseil de sécurité qui aura pour mission de contrôler le travail du gouvernement et de préparer au bout d’une année des élections présidentielles, tout cela avec un programme préétabli afin d’avoir des candidatures de gens ayant la capacité de sortir le pays de la crise. A l’époque, on m’avait dit que tout se passait bien et on m’avait accusé de faire peur aux gens. Malheureusement, aujourd’hui, même ce scénario n’est plus valable, car à partir de 2020, on sera en pénurie totale de moyens de financement.
Doit-on s’attendre d’ores et déjà à l’échec de la conférence ?
Malheureusement, la conférence risque d’être quelque chose qui va occuper les gens plus que quelque chose qui va servir le pays. Il est clair que si elle a lieu, elle aboutira, mais il est certain qu’en termes de résultats et de retombées, ce sera un échec.