Chronique livresque. C’est un homme d’autrefois, du monde d’hier pour reprendre Zweig, qui semble en décalage avec le monde d’aujourd’hui. Dans le milieu politique d’une inculture crasse d’aujourd’hui, cet homme de 87 est sans aucun doute le politique le plus cultivé qui peut disserter aussi bien sur la musique classique avec Bach qui l’enchante que sur le Jazz d’Armstrong et de Billie Holliday qu’il ne se lasse pas d’écouter. Ne parlons pas de littérature et de philosophie, il a tout lu. Dans les deux langues, arabe et français.
Homme de culture, mais aussi de convictions. C’est ce que laisse transparaitre le premier tome de ses mémoires. Il a de qui descendre : de Mohamed Bachir El Ibrahimi, savant et homme de foi, fondateur de l’association des oulémas musulmans algériens dont on découvre la tolérance et l’ouverture d’esprit sous la plume de son fils dont l’adolescence était traversée par des crises de mysticisme et de dévotion extrême qui le poussaient à consacrer à la prière son temps et son énergie.
Son père le sermonne : « Lave-toi et prie discrètement et sache qu’au regard de Dieu, moins les gens le remarquent et mieux cela vaut ». Il n’oubliera jamais cette leçon faisant de son rapport avec Dieu une relation qui relève de la profondeur de l’intime et non de la politique spectacle si chère à quelques barbus en kamis.
La déception Albert Camus
A vingt ans à peine, étudiant en médecine, il crée un périodique « Le jeune Musulman » qui aura pour collaborateur Amar Ouzegane, Malek Bennabi, MC Sahli et Mostefa Lacheraf, excusez du peu. Tous bénévoles. Est-ce possible ? C’était possible. Une dream team qu’aucun journal algérien n’aura par la suite. Ce bimensuel de haute volée va marquer le paysage médiatique du microcosme algérois.
Le 1er Novembre 1954 le trouve à Paris où il vient de débarquer pour poursuivre ses études en médecine. Il est fier et heureux de voir que Abdelkader, Mokrani et Bouamama ont enfin des successeurs. A Paris, il ne succombera pas aux sirènes de la ville lumière.
« Je sens l’impérieux besoin de me définir une nouvelle attitude à l’égard de la civilisation occidentale qui ne soit ni l’admiration béate ou l’imitation servile, ni le dénigrement systématique ou le mépris impuissant ». Il conclut par un conseil qui doit être le bréviaire de tous ceux qui versent dans le dénigrement populiste : « Cette attitude de discernement, dénuée de tout complexe, doit être d’abord celle des intellectuels, des éducateurs et des formateurs ».
En 1955, il est élu à la tête de l’UGEMA (Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens) dont il est l’un des fondateurs. Il se considère alors comme engagé pleinement dans la révolution à qui il essaie de rallier les grandes figures de l’intelligentsia française : François Mauriac et un certain Albert Camus, une vraie déception : « Au lieu du chantre de la justice et de la liberté que nous croyions, nous avons en face de nous un Camus rongé par l’inquiétude quant au sort exclusif des « pieds noirs » d’Algérie. D’autres seront plus sensibles à la cause qu’il défend notamment les journalistes Robert Barrat et Claude Roy.
Quand Djamila Bouhired fustige les « cinq » bouffeurs de saumon et de caviar
En 1956, il quitte l’UGEMA pour la Fédération de France. Le voilà dans la clandestinité. Il part à Tripoli où il rencontre, entre autre Ben Bella qui n’est obsédé selon lui que par Abane Ramdane « Son ulcère gastrique et ses répercussions sur son caractère, son autoritarisme, etc ».
Une vraie déception que cette rencontre qui le renseigne sur les luttes de pouvoir. En 1957, il est arrêté avec d’autres militants. Après la prison de Fresnes, il est transféré à celle de la Santé. Il découvre d’illustres prisonniers : Ben Bella, Khider, Boudiaf, Ait Ahmed et Lacheraf. Il y perçoit des tensions dans le groupe « Ben Bella ne semble pas avoir d’égards pour ses compagnons, à l’exception de Boudiaf ».
Les voici invitant, grâce à l’accord du directeur de la prison, quelques prisonnières dont Djamila Bouhired, la tempête. « A peine assise, elle lance : « Il parait qu’au moment où tous les frères détenus observaient une grève de la faim, vous les cinq vous délectiez de saumon et de caviar ».
En septembre 1961, après 4 années et demi, le voilà libre. Le voilà à Rabat où il rend visite à Ferhat Abbes qui vient d’être évincé de la présidence du GPRA au profit de Benkhedda. Il est plein d’amertume en colère contre les « 3 B » (Belkacem Krim, Bentobbal, Boussouf). Il le questionne : « Que penses-tu des « cinq » toi qui a vécu avec eux en prison ? » Je réponds que dans la phase délicate que nous vivons, il ne convient ni de diaboliser les « trois », ni d’idéaliser les « cinq », à partir du moment où les uns et les autres ont leurs qualités et leurs défauts. » Réponse courageuse, franche qui appelle à la patience et à la prudence. Mais elle ne plaira pas à Abbes qui l’accusera de partialité en clôturant l’entretien par une prise de position en faveur de Ben Bella.
Certains intellectuels sont des porte-serviette de responsables analphabètes
Quelque temps plus tard il est au Caire où son père réside depuis quelques années. Il retrouve Ahmed Toufik Madani, ancien secrétaire général de l’Association des Oulémas et représentant du GPRA auprès de la ligue arabe. Il vide son cœur : « En prison, lui, dis-je, j’ai été fort peiné d’apprendre que certains de nos intellectuels (ou plutôt de nos diplômés) sont très satisfaits de jouer les porte-serviette serviles de responsables analphabètes comme si le fait d’avoir pris les armes, à lui seul, conférait le droit de diriger l’Algérie. (…) Il fallait respecter, sinon le nom que tu portes, du moins l’Association qui t’a hissé jusqu’au CNRA ». Il me répond qu’il se considère comme un soldat exécutant les ordres. » La réponse cinglante de Taleb est toujours d’actualité, hélas : « Ce genre d’attitude (assez courant hélas dans nos rangs) ne peut que renforcer l’anti-intellectualisme qui caractérise déjà notre révolution et en constitue même un point noir. »
Quelques mois plus tard Benkhedda lui propose le poste d’ambassadeur à Rabat. Il refuse, préférant travailler à l’hôpital Mustapha. On lui propose aussi le poste de secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Il refuse encore. Ses relations avec Ben Bella ne sont pas au beau fixe celui-ci se méfiant aussi du père qu’il juge trop indépendant et peu favorable à sa politique.
Le 12 juillet 1964, il est arrêté. Arbitrairement. Par la volonté du prince. On le torture dans l’Algérie indépendante. On le soumet à la « gégène » : électrode sur son corps nu et même sur le sexe avec d’autres atrocités. Il subira ce supplice plusieurs heures. Il pensera au suicide pour se délivrer. Ce n’est qu’après plusieurs mois qu’il sera libéré grâce notamment à son ami Mohamed Lebjaoui, proche aussi de Ben Bella.
Après le décès de son père dont les obsèques ont réuni 200 000 personnes en plus de Boumediène et Bouteflika, c’est le coup d’Etat du 19 juin 1965. Boumediène lui propose le poste de ministre de l’Education.
Lui le si méfiant pour les postes de pouvoir est séduit par l’argumentaire de l’ascétique colonel : « D’après ce que je sais de toi et ce que j’ai lu de toi, c’est de la même Algérie que nous avons rêvé : une Algérie qui renoue avec son identité culturelle, une Algérie dont les richesses doivent profiter à tous ses enfants, une Algérie qui tend vers la modernité en s’appuyant sur la science et la technologie ».
Les parents des jeunes du Hirak ont tant attendu cette Algérie tant espérée, tant promise. Mais jamais réalisée…