L’Algérie est en crise ouverte, aboutissement logique d’une instabilité entamée lors du troisième mandat de Bouteflika. L’AVC qu’a eu le chef de l’État en 2013 était présenté alors comme « un accident ischémique transitoire sans séquelles ».
Mais des séquelles, il en a laissé et pas que sur la santé de Bouteflika. Aucune institution n’est épargnée par l’instabilité induite par l’absence physique quasi permanente du président, à commencer par la présidence de la République elle-même.
L’erreur fatale pour le système, dont la rue réclame aujourd’hui avec force le départ, fut sans doute d’avoir offert un quatrième mandat à Bouteflika en 2014. La nature du régime politique algérien, présidentiel à l’excès s’il en est, ne permettait pas une longue vacance du poste suprême ou le transfert de ses prérogatives vers d’autres centres. La société, qui a vécu toute cette période agitée avec la peur de lendemains incertains, est aujourd’hui convaincue de cette spoliation vraie ou supposée de la fonction présidentielle.
Les six années qui suivront l’AVC de Bouteflika seront jalonnées d’évènements jusque-là impensables, des tiraillements publics entres institutions officielles de l’État, des scandales politico-financiers, des limogeages à la pelle, des coups de force, des disgrâces puis des réhabilitations, une castration de la loi, un mépris des formes…
Bouteflika était encore hospitalisé en France lorsque les premières salves d’une guerre ouverte entre la présidence et le puissant service des renseignements d’alors, le DRS, furent tirées. C’est sur fond de tiraillements entre les deux institutions que le quatrième mandat fut imposé en 2014.
La présidence, ou le cercle présidentiel, gagnera la bataille avec la mise à la retraite en 2015 du général Toufik et le démembrement du DRS. Mais le round final, personne ne le remportera car le système venait de se planter la première grosse épine là où elle pouvait être la plus handicapante, soit dans sa colonne vertébrale.
La déliquescence des institutions de l’État est allée crescendo depuis la maladie du président. La justice lance en grande pompe un mandat d’arrêt contre Chakib Khelil, soupçonné de malversation, mais l’ancien ministre de l’Énergie rentre au pays, par la grande porte, sans procès ni non-lieu.
La justice algérienne ne s’est jamais expliqué sur cet épisode rocambolesque. Avant l’affaire Khelil, elle avait lourdement condamné pour des chefs gravissimes un autre acteur clé du secteur de l’énergie, qui sera blanchi par d’autres parties. Abdelmoumène Oul Kaddour dirige aujourd’hui l’entreprise qui fait vivre le pays. La corruption ne s’est jamais aussi bien portée que durant les cinq ou six dernières années, de l’aveu même des défenseurs de Bouteflika. Une oligarchie omnipotente est sortie de nulle part. Elle est soupçonnée d’avoir mis à profit la maladie du président pour s’offrir des pouvoirs qu’aucun texte ne lui confère.
En 2017, un premier ministre Abdelmadjid Tebboune est limogé, moins de trois mois seulement après sa nomination, et après un bras de fer, avec l’oligarchie.
En 2018, l’armée et les autres services de sécurité se retrouvent à leur tour dans l’œil du cycle, après la saisie d’une quantité invraisemblable de cocaïne au large d’Oran. Cinq généraux-majors seront limogés d’un coup, emprisonnés puis libérés sans aucune explication.
L’APN, chambre basse du parlement et troisième institution de l’État, s’est donnée en spectacle en octobre de la même année avec la destitution de son président par un coup de force des députés proches du cercle présidentiel.
Sur le plan social et économique, le quatrième mandat avait très mal commencé. Après plus d’une décennie de pics des prix, le pétrole a entamé une chute vertigineuse fin 2014.
Pris de court, le gouvernement s’est mis à cafouiller, gelant des projets d’infrastructures et bloquant l’importation de certains produits pour finir par recourir à la planche à billets aux conséquences inflationnistes inévitables.
La déliquescence des institutions s’est aussi vérifiée lorsque plusieurs d’entre elles ont été instrumentalisées au grand jour pour bloquer des investisseurs privés. Beaucoup y ont vu la main de l’oligarchie insatiable. Toutes ces péripéties, la population les a suivies la peur au ventre et chaque jour qui passait ne faisait que rapprocher l’échéance son soulèvement. La candidature de Bouteflika pour un cinquième mandat, donc pour cinq autres années d’instabilité et de peur de lendemains incertains, n’est que l’étincelle qui manquait pour allumer le brasier de la révolte.
En 1999, Bouteflika était « en bonne santé », et « l’Algérie était malade », et aujourd’hui, « l’Algérie n’est plus malade, elle est forte », et le président « n’a plus la même santé”, disait Abdelmalek Sellal, l’éphémère directeur de campagne de Bouteflika V. En réalité, l’Algérie est aussi malade que Bouteflika.