Le rapport sur « les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie » remis par l’historien Benjamin Stora au président Français Emmanuel Macron, mercredi 20 janvier, continue de faire couler de l’encre.
Pour beaucoup, et pas que du côté algérien, les propositions faites par le célèbre historien pour réconcilier les mémoires sont insuffisantes ou partiales, c’est selon, et ne répondent au mieux que les calculs de ceux qui ont en fait la commande dans cette conjoncture précise.
Sans doute que tout n’est pas à jeter dans le travail effectué par Stora dans un temps, reconnait-il lui-même, très réduit, mais il reste qu’en Algérie, on retient plus ce qui manque dans le rapport que ce qu’il contient.
Il est jugé « sans intérêt » et comme ayant « montré ses limites » dès lors que parmi les propositions faites, ne figurent ni repentance ni excuses de la France pour son passé colonial. En Algérie, il n’y a pas eu franchement une avalanche de réactions, notamment officielles. Le gouvernement n’a réagi que ce 8 février par la voix de son porte-parole Amar Belhimer, insistant sur « la reconnaissance des crimes coloniaux ».
Globalement, les répliques entendues jusque-là laissent penser que Stora et son rapport ont au moins déçu. « Le fait d’écarter toute possibilité d’excuses de la part de la France officielle pour ses crimes coloniaux est de nature à torpiller les tentatives de réconciliation avec la mémoire », déclare la puissante Organisation nationale des Moudjahidin, l’ONM.
Pour Abdelaziz Rahabi, ex-ministre, le rapport Stora « ne prend pas en compte la principale demande historique des Algériens, la reconnaissance par la France des crimes commis par la colonisation ». Pour lui, l’Algérie n’a jamais demandé de la repentance, qui a été introduite dans le débat sur la colonisation en 2005 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avant de devenir président de la France en 2007.
« Il ne faut pas en vouloir à Benjamin Stora, qui fut un historien honnête et qui a fait ce qu’on lui a demandé de faire, car il ne faut pas l’oublier, aujourd’hui, il est plus fonctionnaire qu’historien », estime pour sa part Abderrahmane Hadj Nacer, ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, dans un entretien TSA publié jeudi 28 janvier.
« Ce n’est pas en tant que ‘fonctionnaire de l’Elysée’ que j’ai travaillé, mais comme un historien, un universitaire (…) Comme si le chercheur était devenu un simple scribe au service de la raison d’Etat », regrette Stora dans un entretien au quotidien algérien L’Expression publié dimanche 7 février.
Une mise au point tardive
Plus que tous les autres concernés par le dossier en France, Benjamin Stora a multiplié les exercices d’explication depuis que, à tort ou à raison, la paternité du refus de la repentance lui a été attribuée.
Une déclaration de l’Elysée excluant cette éventualité le jour même de la remise du rapport, était suffisante pour conclure que celui qui a mis cinquante ans de sa vie à étudier l’Histoire contemporaine de l’Algérie propose aux autorités françaises de ne pas aller plus loin que les « gestes symboliques ».
Sa dernière sortie médiatique, Stora l’a consacrée au journal algérien l’Expression sous forme de long entretien paru dimanche 7 février. Il balaie d’un revers de la main la synthèse faite de son rapport.
« J’ai dit, écrit dans mon Rapport, que je ne voyais pas d’inconvénient à la présentation d’excuses de la France à l’Algérie pour les massacres commis (voir le chapitre à la fin). Soyons clairs : il n’y a pas dans mon Rapport le slogan, ni excuses ni repentance ».
| Lire aussi : Algérie -France et France-Algérie : une contribution de l’Association Josette et Maurice Audin
Cela a en effet le mérite de la clarté même s’il n’échappe à personne qu’une telle mise au point, qui s’apparente à un revirement à 180 degrés, aurait dû tomber dans les heures qui ont suivi la déclaration de la présidence française et l’interprétation qui en avait été faite.
C’est pourquoi peut-être on continue en Algérie à considérer que le travail fait par l’historien ces six derniers mois n’aura pas servi à grand-chose. Autrement dit, quand bien même, comme il l’explique, il a signifié ne pas voir « d’inconvénient à la présentation d’excuses », son avis n’aura pas été pris en compte. Peut-on dès lors parler d’échec retentissant pour Benjamin Stora et son rapport ?
« Comment juger de mon rapport de 2021, un travail de synthèse universitaire sur les effets de mémoire dans la société française, en omettant systématiquement tous mes travaux antérieurs ? », s’interroge-t-il, à juste titre sans doute, sachant qu’on parle là de l’un des spécialistes les plus reconnus de l’histoire contemporaine de l’Algérie, en tous cas l’un des plus prolifiques, et dont l’immense œuvre ne recèle pas une seule ligne qui permette de lui trouver des sympathies colonialistes.
Des relents électoralistes ?
Les soupçons d’interférence de calculs politiques dans la commande même du travail sont en revanche moins facilement révocables. La question mémorielle est comme définitivement devenue un enjeu de politique interne, surtout en France qui compte presque autant de « mémoires » qu’elle ne recèle de communautés.
Benjamin Stora porte au moins une part de responsabilité dans ce qu’il est advenu de sa mission, en ce sens qu’en voulant satisfaire toutes les communautés concernées par la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, il s’est mis tout le monde à dos : Pieds noirs, Harkis, anciens combattants algériens et français, immigrés…
Intervenant à un peu plus d’une année de la présidentielle en France, certains voient dans ce rapport une manière aussi pour le président français de « rééquilibrer » son discours après les déclarations révolutionnaires faites à Alger en 2017, pour tendre la main à la droite française, sans laquelle ses chances d’être réélu sont réduites.
En campagne pour la présidentielle, Emmanuel Macron avait pour la première fois qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ».
Sur ce point, Abderrahmane Hadj Nacer nomme les choses par leur nom. « Le rapport Stora répond à une commande politique liée à la prochaine échéance présidentielle en France. Il y a une différence avec ce qui s’est passé lors de la préparation des élections en 2016-2017. Il s’agissait, alors, de convaincre l’électorat musulman que le candidat Macron était prêt à aller loin, on a donc parlé de crimes contre l’humanité. Or, cette fois-ci, on est dans la course à l’extrême-droite étant donné la droitisation des opinions publiques européennes et occidentales en général. »
« Bien sûr, je savais aussi que cette date (2022, marquant le 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, ndlr) coïncidait avec l’échéance électorale présidentielle française, et il y avait correspondance entre ces événements. Mais j’ai bien pris soin de séparer ces deux événements en ne rencontrant aucun des représentants des formations politiques, restant dans l’indépendance du chercheur par rapport aux enjeux directement politiques. Ce qui n’empêchera pas les usages politiques de ce passé, par différents partis, qui s’adressent à des clientèles électorales », concède Benjamin Stora.