C’est un secret de polichinelle. Entre l’Algérie et le maréchal Khalifa Haftar, ça n’a jamais été la lune de miel. Ce n’est pas la première fois que l’homme fort de l’Est libyen s’en prend au « voisin de l’Ouest », sauf que les propos qu’il a tenus ce samedi 8 septembre sont résolument belliqueux, dénués de toute précaution diplomatique.
Cette fois, la menace n’est ni voilée ni sous-entendue. Elle est directe et explicite : « Nous pouvons déplacer la guerre de l’autre côté ». Le maréchal réagissait à une prétendue incursion d’éléments de l’ANP dans le territoire libyen. Ses accusations sont-elles fondées et faudra-t-il prendre la menace au sérieux ? Sans doute que non, l’homme de guerre libyen n’ayant ni les moyens ni « la folie » de s’en prendre à une force de la trempe de l’armée algérienne. Mais sa sortie aura des conséquences certaines, peut-être irréversibles sur le plan diplomatique et sur l’évolution de la crise libyenne.
Quant au bien-fondé de l’incursion qu’il dénonce, il faudra attendre la réaction de notre ministère des Affaires étrangères pour savoir s’il s’agit d’une affabulation, un malentendu, un acte isolé ou une action dictée par quelque urgence sécuritaire aux frontières, comme une tentative d’introduction d’armes par des groupes terroristes.
Toujours est-il, Haftar a brûlé ses vaisseaux dans sa relation avec l’Algérie, acteur clé s’il en est dans le règlement de la crise libyenne. La question n’est donc pas tant de savoir s’il dit vrai ou s’il compte mettre sa menace à exécution, mais de comprendre pourquoi une telle sortie et pourquoi maintenant. La coïncidence est en effet troublante. Le 6 septembre, soit deux jours seulement avant de s’en prendre à l’Algérie, le maréchal avait émis des menaces similaires à l’égard de son principal rival sur la scène interne, le gouvernement de Tripoli reconnu par l’ONU et la communauté internationale.
La menace de Haftar de marcher sur la capitale n’était pas non plus fortuite, car intervenant à la veille de l’entérinement de la nouvelle constitution libyenne, prévu en principe pour ce lundi 10 septembre mais qu’il juge maintenant inopportun, estimant que cela doit se faire après les élections présidentielles et législatives prévues à la fin de l’année en cours et qui devraient, en principe, déboucher sur la mise sur pied d’instances consensuelles et définitivement instaurer la paix et la stabilité dans le pays.
Ce n’est pas la première fois, depuis son « incursion » dans la crise libyenne, que Khalifa Haftar revient sur un agenda après l’avoir avalisé. Ses volte-face et ses coups de théâtre ont souvent dérouté la communauté internationale et les observateurs. Si plus personne n’a de doutes concernant son ambition, qui est de prendre le pouvoir, pour le reste, l’homme est difficile à cerner. Qualifié d’homme des Américains à son entrée en scène avec une petite milice, à cause sans doute de son long séjour aux États-Unis des années 1990 jusqu’à la chute de Kadhafi en 2011, il sera ensuite « celui » de la Russie pour ses convergences de vue avec Vladimir Poutine sur le dossier libyen, puis de la France au lendemain de son accueil comme un chef d’État par Emmanuel Macron à Paris et maintenant des Émirats et de l’Égypte.
Mais jamais celui de l’Algérie dont la position est basée sur deux principes fondamentaux dont ne peut s’accommoder l’ambition du maréchal : le règlement de la crise par un dialogue « inclusif » englobant toutes les factions et le rejet de toute intervention militaire étrangère. Haftar a compris qu’il ne pouvait pas compter sur le voisin de l’Ouest dès décembre 2016. Au lieu du soutien qu’il était venu chercher à Alger, il s’était vu rappeler par le ministre des Affaires étrangères, Abdelkader Messahel, la position immuable de l’Algérie, qui est d’encourager « toutes les parties libyennes à atteindre un accord consensuel pour le règlement de la crise ».
S’ensuivra alors une méfiance réciproque qui atteindra son paroxysme en mai 2017 lorsqu’une visite du même Messahel dans certaines villes libyennes, comme Benghazi, Zenatne, Tripoli et Misrata, fut dénoncée par le clan Haftar comme une « ingérence ». Un membre du parlement de Tobrouk -seule autorité que reconnait M. Haftar et qui du reste l’avait fait maréchal en septembre 2016- avait parlé de “tournée sans autorisation préalable” de M. Messahel en Libye, “comme s’il s’agissait d’une wilaya algérienne”.
“Nous mettons en garde monsieur le ministre algérien des conséquences de ses dépassements et sa criante violation flagrante de la souveraineté de l’État libyen”, avait-il menacé. Mais la position de l’Algérie restera immuable. “Le processus en Libye est contrarié par trop d’agendas qui ne permettent pas à la volonté du peuple libyen d’aboutir selon la stratégie arrêtée par les Nations unies”, insistera M. Messahel.
Avec les menaces directes d’agression proférées ce 8 septembre par le maréchal en personne, la relation entre ce dernier et l’Algérie a peut-être atteint le point de non-retour. La diplomatie algérienne n’est certes pas exempte de critiques dans sa gestion du dossier libyen, ne serait-ce qu’en se montrant trop à cheval sur les principes, sans un brin de realpolitik et peut-être aussi en ne prévoyant pas le poids qu’allait prendre la milice fondée par cet ancien général de Kadhafi.
Quoi qu’il en soit, les péripéties de ces quatre dernières années font qu’il n’y a pas que Haftar qui a brûlé ses vaisseaux. L’Algérie aussi. Avec déjà des relations plus que tumultueuses avec le Maroc à l’Ouest, sa stabilité et sa sécurité ne pourraient s’accommoder d’une Libye dirigée par un homme qui lui a témoigné tant d’inimitié avant même d’accéder au pouvoir. Le nouveau credo de la diplomatie algérienne dans le dossier libyen devrait du coup ressembler à ceci : « Tout sauf Haftar ».