EXCLUSIF. Que se passe-t-il à Algérie Télécom (AT) ? Un rapport de la Cour des comptes d’une soixantaine de pages, consulté par TSA, révèle toute une série « d’anomalies » et de dysfonctionnements inquiétants au niveau du groupe public historique entre 2010 et 2015.
Des infractions passibles du pénal
La Cour des comptes relève au moins deux cas « susceptibles de tomber sous dispositions du Code pénal », relève-t-on. C’est le cas du contrat du 24 août 2013 avec une entreprise chinoise, grand fournisseur d’Algérie Télécom.
De plus de 48 millions de dollars (pour une partie en devise) et près de 370 millions de dinars (pour la partie en monnaie locale), le premier marché en question a un coût global équivalent à plus de 51 millions de dollars.
Dans ce cas précis, « la Cour estime que le contrat a été négocié et conclu contre les intérêts de l’entreprise, ce qui peut constituer une infraction aux règles de la discipline budgétaire et financière et est susceptible de tomber sous les dispositions du Code pénal », note le rapport.
En cause : la fourniture, l’installation et la mise en service d’une commande d’un million d’accès à Internet de type MSAN. L’on relève, à travers ce contrat, une série d’anomalies inquiétantes mettant gravement en cause les responsables d’Algérie Télécom en charge de la négociation.
Tout d’abord, le mode de passation choisi par AT en mars 2013, soit le gré à gré simple, est en contradiction directe avec la procédure interne qui ne prévoyait pas une telle procédure.
Le gré à gré simple, permettant de contourner le lancement d’appels d’offres plus transparent, n’a été approuvé qu’au mois d’avril 2013.
« La question se pose donc sur l’objectif d’introduction de cet article au moment où l’entreprise s’apprêtait à acquérir [des équipements] pour un montant très important, alors qu’au départ, elle [Algérie Télécom, NDLR] a recouru (…) à l’appel d’offre international ouvert pour l’achat de ces mêmes équipements », relève la Cour des comptes.
Des prix multipliés par « presque 4 » !
Par ailleurs, AT avait acquis un système de gestion et d’exploitation (BMS) pour ces accès MSAN en 2010. Problème, le groupe public s’est fourni auprès de deux fournisseurs chinois, dont Huawei, qui a livré un équipement « qui ne permet d’opérer que les MSAN de ces deux fournisseurs », note la même source.
Cela signifie qu’en recourant exclusivement à ces deux fournisseurs, AT s’est placée dans une situation de « dépendance technologique » avec « par conséquent le gros risque de se voir imposer des prix excessifs au moment de la conclusion du contrat et surtout dans le service après-vente », s’inquiète le rapport. Une crainte justifiée : « En effet, les deux fournisseurs ont fortement augmenté les prix des équipements, de leur installation et mise en service », constate le document. « Le fournisseur a multiplié par deux le prix de l’équipement en USD et par presque quatre le prix en DA de son installation et mise en service » entre 2011 et 2013, pour un matériel identique, relève la Cour des comptes.
Dans le même temps, la commission des marchés avait émis « une réserve fondamentale » sur le gré à gré, tant il n’est censé être valable « que pour les wilayas dans lesquelles sont implantés les équipements », précise la même source. Surtout, l’Union internationale des télécommunications (UIT) recommande expressément « que tous les équipementiers fournissent des équipements qui s’adaptent à tous les systèmes » BMS. Chose que ni les fournisseurs chinois, ni la partie algérienne n’ont jugé bon de faire.
Une perte d’économies de 16,7 millions de dollars
Dans le rapport, la Cour des comptes pointe directement vers la responsabilité du PDG d’alors, Azouaou Mehmel, qui a été limogé en juin 2016 par la ministre de la Poste et des Technologies de l’information et de la communication Imane Houda Faraoun. Le processus de négociation fait état d’un rapport de présentation évoquant « une dernière offre de 48,61 millions de dollars » pour la quantité de 1 millions d’accès MSAN.
Dans le même temps, Huawei s’engageait à fournir 400.000 accès gratuits en cas de commande comprise entre 1 et 2 millions d’unités. Cette offre grimpait à 800.000 accès offerts pour une commande supérieure à 2 millions et inférieure à 3 millions, puis une troisième offre de 1,2 million d’accès pour toute commande supérieure à ce seuil de 3 millions.
Ainsi, « le contrat, contrairement à la commission des marchés, a été approuvé par le PDG le 04/09/2013 pour un montant de 48,61 millions de dollars (…) et 267 millions de dinars, en contradiction avec le visa de la commission des marchés (…). Par conséquent, la dernière étape des négociations et les clauses contractuelles définitives ont échappé au contrôle interne de la commission centrale des marchés », indique le rapport.
Une mise en cause directe de l’ancien PDG. Surtout que la Cour des comptes a relevé « une perte d’économie pour AT, dans le cas où elle [commande] plus de 1 million d’accès (ce qui a été le cas pour ce contrat, estimée à 16,7 millions de dollars) ».
73,1 millions de dinars « offerts » et un retard de 300 jours sans pénalités de retard
Le 04 septembre 2013, Algérie Télécom signe un contrat avec un fournisseur chinois (non spécifié) pour un montant de 4 millions de dollars (fournitures) et 97 millions de dinars (prestations de services), portant sur une extension et mise à niveau d’une solution NGN de classe 5 (réseau téléphonique multimédia). Pourtant, « il a été conclu pour un montant global équivalent à 430,53 millions de dinars » contre 404,35 millions de dinars prévus dans le rapport de présentation. Un surcoût non-justifié de 26 millions de dinars.
Dans le même temps, le contrat, dans son article 30, prévoit « que l’assistance et les supports techniques (…) pendant la période de garantie (36 mois) sont gratuits. Or, Algérie Télécom a octroyé une convention d’assistance technique, annexée au contrat, prévoyant le paiement forfaitaire de 73,1 millions de dinars. Ces prestations sont pourtant explicitement mentionnées dans l’article 30, qui prévoit leur fourniture gratuitement. La Cour estime alors « que les responsables ont agi contre les intérêts de l’entreprise en signant la convention pour un montant forfaitaire ».
Ce n’est pas tout : le projet a accusé un retard de 302 jours, selon la même source. Le fournisseur fait alors l’objet de pénalités de retard de 43,05 millions de dinars, sa demande de dispense ayant été rejetée par le PDG d’Algérie Télécom. Mais « le montant en question ne figure pas sur la liste de la facturation des pénalités de retard », précise la Cour des comptes, qui « estime que les pénalités (…) n’ont pas été appliquées ».
Ces deux anomalies, qui vont à l’encontre des intérêts d’Algérie Télécom, peuvent constituer « une infraction aux règles de la discipline budgétaire et sont susceptibles de la qualification pénale », selon le rapport.
Un contrat irrégulier de 300 millions de dinars
Autre contrat, autre montant : 300 millions de dinars pour une société libano-algérienne de droit algérien (capitaux mixtes, avec une majorité libanaise) pour la fourniture de la fibre optique. De nouveau signé de gré à gré simple en date du 01/03/2010, ce marché porte sur une année seulement. Mais cette signature est « caractérisé[e] par le recours à cette société de manière irrégulière et contre les intérêts de l’entreprises [AT, NDLR] », estime encore la Cour des comptes.
En vertu de la « préférence nationale », cette société algéro-libanaise a bénéficié d’une augmentation de 15%, en plus de 21% pour les frais d’approche, soit un total de 39,15%, indique la Cour des comptes. Seulement, « AT a d’abord fait une consultation restreinte de quelques fournisseurs étrangers (sans consulter le fournisseur local en question) pour déterminer le prix de référence à négocier avec le fournisseur de droit algérien (…), calculé sur la base du prix le moins disant de la consultation », indique le rapport.
« Or, la préférence nationale ne doit être appliquée normalement que lors de l’évaluation commerciale, en d’autres termes après consultation y compris de l’opérateur national et après acceptation de son offre technique », poursuit la même source. Une étape qu’a manifestement sautée Algérie Télécom.
Surtout, cet opérateur national n’avait pas besoin de la préférence nationale de 15% pour être compétitif, assure la Cour des comptes. Surtout, « le prix de référence retenu par AT pour déterminer le prix (…) n’était pas le moins disant », comme l’exige la réglementation, précise le rapport.
Pire, après avoir bénéficié des majorations (frais d’approche de 21% et 15% pour la préférence nationale), cet opérateur a « obtenu un avenant de 203,04 millions de dinars durant l’année d’exécution du contrat ».
La Cour des comptes liste ainsi toute une série de contrats douteux, ayant occasionné des surcoûts, des pertes d’économies dont l’attribution est jalonnée d’irrégularités déconcertantes. Pour les cas relevant du Code pénal, la Cour des comptes affirme qu’ils feront « l’objet d’un rapport circonstancié ».