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Anglais en Algérie : les mises en garde des spécialistes

Anglais en Algérie : les mises en garde des spécialistes

Mené à pas forcés depuis quelques mois, l’anglais sera introduit comme langue d’enseignement à l’université en Algérie dès la prochaine rentrée universitaire en septembre.

Initiée par l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, cette orientation s’est matérialisée par l’introduction de l’anglais au primaire dès la rentrée scolaire 2022-2023, puis par la formation à la hâte de milliers d’enseignants.

Récemment encore, le ministre de l’Enseignement supérieur, Kamel Baddari a annoncé des formations accélérées en langue anglaise au profit des nouveaux bacheliers.

Et dans cette perspective, des groupes pédagogiques ont été mis en place et des « préparatifs » pour l’adoption de l’anglais comme langue d’enseignement en Algérie ont été engagés.

Si, dans l’absolu, cette décision ne rencontre pas beaucoup d’opposition, la précipitation et la cadence avec lesquelles la démarche est conduite suscitent, en revanche, l’ « incompréhension et l’étonnement » des spécialistes.

« Étonnement, car une décision aussi importante et qui engage l’avenir de l’université ne peut pas se prendre aussi hâtivement, sans consultation des spécialistes des sciences du langage et sans la moindre concertation avec la communauté universitaire, la première concernée », relève Rabeh Sebaa, ancien directeur des sciences sociales de l’Université d’Oran, directeur de l’Unité de recherche en anthropologie maghrébine.

« Incompréhension surtout, car le pays n’est pas prêt. Ni humainement, ni pédagogiquement, ni logistiquement », ajoute-t-il.

Selon lui, les jeunes diplômés en anglais, recrutés pour matérialiser cette décision, n’ont aucune expérience d’enseignement universitaire et encore moins des disciplines expérimentales comme la médecine, la pharmacie, l’architecture ou la biologie qu’on n’a pas réussi à arabiser en soixante ans et qu’on veut, à présent, angliciser en trois mois.

« En confondant démesurément compétence pédagogique et imprégnation terminologique. En mélangeant sottement contenus de savoir et acquisition de vocabulaire. En réduisant maladroitement, et plus gravement, les exigences de la cognition aux commodités lexicales de l’expression. Sans compter, par ailleurs, l’inexistence de toutes les infrastructures nécessaires que ce bouleversement empressé présuppose », soutient-il.

L’entreprise est d’autant colossale qu’elle appelle énormément de moyens et de ressources humaines ainsi qu’un large débat de l’association des spécialistes.

Des impératifs à même d’éviter la réédition du syndrome de l’arabisation en Algérie dont on mesure aujourd’hui l’étendue des dégâts.

« On a 66.000 enseignants universitaires. Combien sont-ils à maitriser l’anglais ? Combien sont-ils à maitriser les spécialités ? Il y a à peine une cinquantaine formée aux États-Unis dans le domaine scientifique. Déjà qu’on a du mal à enseigner en arabe et en français », pointe Salah Derradji, chercheur en didactique des langues étrangères et ancien recteur des universités.

« C’est une décision trop hâtive. On ne peut sacrifier des générations. Ce sera un massacre à la tronçonneuse », prévient-il. Parfait anglophone, cet ancien recteur de l’université d’El Taref, estime à une vingtaine d’années la durée pour pouvoir former des formateurs qualifiés et dispenser des cours en anglais.

« Nous devons impérativement faire appel aux spécialistes, associer des enseignants retraités, renforcer les ENS, prendre les meilleurs pour enseigner au primaire, revoir les conditions d’accès aux langues et orienter les jeunes là où ils peuvent réussir », plaide-t-il.

Anglais en Algérie : le syndrome de l’arabisation

Parce que conduite à la hussarde, cette nouvelle aventure linguistique, au nom d’une hypothétique prouesse technologique et d’ouverture sur l’universalité, n’est pas sans rappeler la politique d’arabisation des années 60 et 70.

Un demi-siècle après son introduction dans le système éducatif algérien qui n’était pas préparé, l’arabisation, d’inspiration moyen-orientale, s’est révélée désastreuse.

Non seulement, elle n’a pas pu être intégrée dans la société, attachée à ses langues, mais elle n’a pas réussi à s’imposer aux spécialités expérimentales comme la médecine et l’architecture, à titre d’exemple.

Dès lors, la question est de savoir si cette volonté apparente de substitution d’une langue par une autre, dans le cas présent, remplacer le français par l’anglais ou l’arabe par l’anglais, n’obéit-elle pas à des considérations idéologiques, comme ce fut le cas pour l’arabisation.

« On peut le penser. Dans la mesure où cette décision s’apparente plus à une réaction qu’à une projection. Une projection mesurée et réfléchie. Une projection linguistique, avec toutes ses dimensions politiques, pédagogiques et scientifiques, s’inscrit dans l’épaisseur de la durée. Et prend tout le temps nécessaire à son aboutissement. Car une métamorphose linguistique, aussi radicale, de l’université, n’est pas une mince affaire. Elle doit mettre en branle et durant une très longue période sa préparation, sa planification, sa maturation et sa concrétisation. Des étapes minutieusement étudiées », développe Rabeh Sebaa.

« Aussi tous ceux qui pensent qu’il s’agit d’une décision politico-idéologique consistant à recourir à la langue anglaise comme une « contre langue » ou principalement pour contrecarrer la langue française, ne sont pas loin de la réalité. Dans ce cas, en l’occurrence, il s’agit en effet de considérations d’ordre psycho-idéologique, qui relèvent plus de la fantasmagorie et de l’épidermisme émotionnel que d’une politique linguistique raisonnée », estime encore l’auteur de « L’arabisation dans les sciences sociales » et « L’Algérie et la langue française ou l’altérité en partage ».

Selon lui, cette dernière se mesure toujours et avant tout à l’aune de la disponibilité de ses moyens et par la rationalité de sa mise œuvre de façon appropriée.

« En toute vraisemblance, c’est loin d’être le cas. Car le cas de figure présent, consistant à angliciser à tout prix et sans les assises nécessaires, équivaut à ouvrir les portes de l’université à un saut périlleux vers l’inconnu. D’autant plus que l’université algérienne ne tient pas solidement sur ses jambes. Depuis bien longtemps. Et ceux qui ont décidé de la livrer pieds et poings liés à une anglicisation aussi hypothétique que hasardeuse, le savent très bien. Ils savent parfaitement qu’elle est en train de vaciller dangereusement. Est-ce une manière inavouée de l’achever ? », s’interroge-t-il.

« C’est une décision politique qui ne s’appuie pas sur une approche rationnelle. Ce serait stupide d’éliminer la langue française », complète Salah Derradji.

Algérie : quelle politique linguistique ?

Face à ces appréhensions et afin d’éviter la reproduction des erreurs passées, une nouvelle politique linguistique s’impose. Et d’aucuns aujourd’hui estiment nécessaire d’établir un bilan sans complaisance de la politique d’arabisation et de reconsidérer sereinement la place des langues algériennes, y compris le français.

« Nous ne pouvons pas prescrire une ordonnance sans un diagnostic sérieux, sinon ce serait mentir aux générations futures », tranche Salah Derradji.

« L’expérience inaboutie de l’arabisation de l’enseignement supérieur doit incliner à tirer toutes les leçons de cet échec. Commencer par s’orienter sereinement vers la réhabilitation, la valorisation et la promotion des langues natives ou maternelles. Et bien évidemment leur intégration progressive et étudiée dans le système éducatif algérien. Tous les spécialistes du langage, algériens ou étrangers, le recommandent. La constitutionnalisation du Tamazight est, dans ce sens, une importante avancée », reprend Rabe Sebaa.

« Les questions de la graphie, de la standardisation ou la normativisation, encore pendantes, trouveront leur solution avec le temps. Mais donner, d’ores et déjà, de la considération et une visibilité politique, académique et scientifique à nos langues nationales est devenu une nécessité. Pour fausser compagnie, une fois pour toutes, à ces errements linguistiques à répétition, aussi fantasques qu’insensés », dit-il.

Citant l’exemple de Malte ou Madagascar qui ont hissé leurs langues respectives au niveau académique, ou encore l’Afrique du Sud, qui a douze langues officielles, sans que son développement économique, social ou culturel n’en pâtisse, Rabeh Sebaa soutient que le système éducatif algérien peut inclure des langues étrangères comme l’anglais et le français ou encore le chinois et le turc, chacune a sa place et son rôle, en toute convivialité.

« Sans la moindre conflictualité. Et surtout sans déclaration intempestive. Sans effet de démonstration. Sans affirmation d’exclure l’une ou l’autre en fonction des humeurs et des émotions ». « Face à tout cela, la société algérienne, comme toutes les sociétés du monde, réagit aux décisions afférentes à son devenir linguistique, en le rendant encore plus résistant et plus résilient », conclut-il

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