Politique

Asphyxie des entreprises de presse : le jeu dangereux du pouvoir

Au moment où l’on s’y attendait le moins, le gouvernement revient à la charge dans sa vieille quête de priver les entreprises de presse de toute autre ressource que celles dont il détient les leviers. En introduisant dans l’avant-projet de loi de finances 2019 une clause limitant les budgets publicitaires des entreprises économiques, l’Exécutif confirme qu’il n’a rien changé à sa stratégie envers les médias : la mise au pas ou l’asphyxie financière.

« Les dépenses liées à la promotion des produits (biens ou services) ne sont déductibles au plan fiscal, qu’à concurrence de 2,5% du chiffre d’affaires annuel », souligne l’APLF. Cette précision de taille ne laisse aucun doute quant à la finalité de la disposition : « Rentre notamment dans la catégorie de dépenses de promotion de produits celles liées à la publicité sous toutes ses formes et les frais de lancement des produits ».

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Un non-sens du point de vue économique

D’un point de vue économique ou fiscal, une telle clause est un non-sens, sachant que les insertions publicitaires sont, comme tout autre service, soumises à la TVA (19%) et les bénéfices qu’elles génèrent, à l’IBS. Même si de telles dépenses sont déductibles du bilan des entreprises commanditaires, les agences intermédiaires et les entreprises de presse récipiendaires ne sont exonérées d’aucune taxe ou impôt.

Autrement dit, la limitation des budgets publicitaires des entreprises ne fera pas gagner un centime de plus au fisc. Bien au contraire, les entreprises intermédiaires (agences) ou récipiendaires (médias) qui pourraient fermer ou tout au moins réduire le volume de leur activité, ainsi que les emplois qui seront perdus, constitueront autant d’assiettes fiscales en moins.

Parler de moyen de lutte contre la fraude et les fausses déclarations ne tient pas non plus la route dans ce cas de figure. Pour soustraire une somme à l’imposition, le gestionnaire malhonnête peut l’adosser à tout bien ou service, pas uniquement à la publicité. Les outils légaux et les techniques dont disposent les agents du fisc pour déjouer les tentatives de fraude s’appliquent de la même manière à tous les services. Mieux, les dépenses de la publicité sont bien plus faciles à retracer que celles de certains consommables, puisque la transaction se fait sur la base d’un bon de commande et les archives peuvent être consultées à tout moment, que ce soit pour les chaînes de télévision, les sites internet et surtout pour les journaux écrits tenus par l’obligation du dépôt légal.

Quant à évoquer le souci de l’efficience de la gestion des entreprises concernées, le gouvernement risque de se mêler d’un aspect qui ne le concerne ni de près ni de loin, la gestion financière ou autre d’une entreprise économique étant du ressort exclusif de son conseil d’administration et de ses managers. Les rédacteurs de l’APLF 2019 savent-ils par exemple que dans certains secteurs d’activité fortement concurrentiels la visibilité médiatique peut revêtir une importance vitale ? C’est notamment le cas pour les opérateurs de téléphonie mobile qui rivalisent d’offres chaque semaine et qu’ils ne peuvent commercialiser qu’en les faisant connaître. Dans toutes les écoles de communication et de marketing, on enseigne que, en fonction de la nature de l’activité de l’entreprise, du type de produit à commercialiser et de la concurrence existante, le budget de la communication (englobant la publicité directe, les relations publiques et l’événementiel, le sponsoring et le mécénat) varie entre 5 et 50% du chiffre d’affaires de l’entreprise.

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Le sport et la culture en victimes collatérales

Aussi, l’ambigüité de l’énoncé du texte, qui parle sans autre précision de « publicité sous toutes ses formes et les frais de lancement des produits », ne garantit pas la non-extension de la disposition aux dépenses de sponsoring et de mécénat, ce qui ferait des associations sportives, culturelles, environnementales et caritatives les victimes collatérales de la décision au moment où le désengagement de l’Etat est déjà presque total.

Le gouvernement aura du mal à défendre sa démarche, c’est certain, comme il lui sera difficile de convaincre qu’elle a d’autre objectif que celui de rendre encore plus difficile la situation des entreprises de presse, déjà suffisamment compliquée. Si l’Article de loi passe le cap du Conseil des ministres et du Parlement, elle ne sera pas sans incidence sur le monde des médias, au modèle économique plus que précaire.

La quasi-totalité des journaux, télévisions, radios et sites d’information en ligne vivent en effet exclusivement des revenus de la publicité. Hormis el Watan et Liberté qui se vendent à 30 DA depuis 2015, les autres titres de la presse écrite ne tirent aucun bénéfice des ventes, les frais de la fabrication et de l’impression d’un seul exemplaire étant supérieurs à ceux de son prix final (10 dinars pour la majorité des titres quotidiens).

Les chaînes de télé nouvellement créées dépendent aussi de la publicité, leur statut d’entreprises off-shore et surtout leurs contenus ne leur permettant pas de passer au système d’abonnements, apanage des grands groupes audiovisuels mondiaux qui s’offrent au prix fort l’exclusivité de la diffusion des grands événements sportifs, des films récents… Quant aux journaux électroniques, il leur est difficile de lancer des services payants tant que le paiement électronique n’est pas généralisé. Encore leur faudra-t-il proposer des contenus attractifs, ce qui nécessite de gros investissements.

La crise a déjà emporté de nombreux titres

Pour toutes ces raisons, les entreprises de presse algériennes n’ont pas pu diversifier leurs sources de revenus et, de ce fait, leur survie, du moins leur santé financière, se retrouve tributaire de celle du marché publicitaire et, par extenso, de l’état de l’économie nationale. Elles ont eu du reste à le vérifier à leurs dépens à l’occasion de la crise induite par la chute brutale des cours du baril de brut, à partir de fin 2014.

La baisse de la commande publique s’est traduite par la contraction du volume d’appels d’offres qui transitent par l’ANEP, l’agence gouvernementale qui monopolise toutes les annonces émanant des administrations, organismes et sociétés publiques. Même les entreprises privées qui, à différentes proportions, activent d’une manière ou d’une autre grâce à la commande publique, ont réduit leurs budgets publicitaires subséquemment à la baisse de leur chiffre d’affaires.

Dans la même période, la crise avait aussi amené le gouvernement à tenter de réduire les importations, visant en premier des filières qui constituaient des annonceurs majeurs pour les médias algériens comme l’automobile, l’électroménager… Certes, le dynamisme de la téléphonie mobile et de l’agroalimentaire, deux secteurs fortement concurrentiels, ont permis à de nombreux journaux, sites Internet et chaînes de télé de survivre, mais sans plus. Les séquelles ne sont pas encore quantifiables en l’absence de données chiffrées et actualisées, mais elles sont visibles.

Beaucoup d’entreprises ont réduit leurs effectifs, baissé les salaires ou carrément mis la clé sous le paillasson. En octobre 2017, le ministre de la Communication, Djamel Kaouane, annonçait que 60 titres de la presse écrite (34 quotidiens et 26 hebdomadaires) avaient cessé de paraitre en trois ans, soit depuis 2014, précisément l’année du début de la crise. Depuis, beaucoup ont dû rejoindre la liste macabre.

Google et Facebook, le problème auquel il fallait s’attaquer

Entre temps, et comme pour ne rien arranger à la situation, les mastodontes mondiaux du net, notamment Google et Facebook, sont arrivés sur le marché publicitaire algérien. La part qu’ils « grignotent » n’est pas quantifiable, mais elle est sans doute non négligeable au vu des prix bradés auxquels ils proposent des espaces aux entreprises algériennes sans, bien entendu, rendre le moindre centime au fisc.

Voilà un problème auquel le gouvernement aurait dû s’attaquer sans tarder. Car là, les soupçons vont au-delà de la fraude fiscale pour se porter sur la fuite de devises, sachant que les transactions se font à travers des agences intermédiaires domiciliées à l’étranger et qui peuvent bien avoir des liens avec les entreprises algériennes commanditaires…

En octobre 2016, Abdelmalek Sellal, alors chef du gouvernement, avait interdit aux entreprises et organismes publics de passer des annonces sur Google et Facebook, mais son instruction n’a jamais été suivie d’effet. Pourquoi ? La question demeure posée.

Quoi qu’il en soit, le gouvernement semble plus préoccupé par ce que « gagne » la presse nationale qui produit pourtant un contenu algérien destiné aux Algériens, qui vaut ce qu’il vaut mais qui a au moins le mérite d’exister.

En fait, les autorités ne sont pas à leur première tentative d’étouffer financièrement la presse indépendante. Après une courte période de grâce marquée par une volonté politique forte d’accompagner la presse naissante dans son développement, sous l’impulsion notamment du gouvernement Hamrouche dans les années 1990-1991, la presse privée allait faire face à la première grande embûche dès 1993 avec l’instauration du monopole de l’ANEP sur la publicité étatique par Belaïd Abdeslam, alors chef du gouvernement.

La « manne » ne sera plus distribuée qu’aux journaux dociles et la pratique, qui a survécu à tous les gouvernements, est encore en cours aujourd’hui. Beaucoup de titres ont dû fermer mais d’autres ont fait preuve de résilience grâce à leur large audience qui leur a permis de capter les annonces du secteur privé.

Mais en octobre 2014, la direction du quotidien El Khabar accusera publiquement le ministre de la Communication de l’époque, Hamid Grine, d’avoir tenté de dissuader les annonceurs privés de traiter avec certains journaux. On ne sait si c’est l’effet des pressions du ministre ou tout simplement de la crise, mais depuis, les revenus publicitaires des principaux journaux ayant une ligne critique vis-à-vis des autorités, soit El Watan, El Khabar et Liberté, ont drastiquement baissé.

Et si cette volonté qui ne dit pas son nom de réduire les ressources des médias en plafonnant les dépenses publicitaires des entreprises n’était en fait que l’expression de la résurgence d’un fantasme presque aussi vieux que la presse indépendante ?

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