Ce qui était impensable il y a quelques années est devenu d’une banalité inquiétante. En Algérie, le discours de haine a débordé des réseaux sociaux et leur anonymat vers la sphère politique dont certains acteurs l’assument ouvertement.
Une région du pays, la Kabylie, est particulièrement visée. Les propos qu’on entend ici et là à propos de cette région et ses habitants sont écœurants, insupportables.
Ils sont passibles des tribunaux et de très lourdes peines de prison, s’agissant d’une mise en danger franche de la cohésion de la société et de l’unité nationale. Pour faire éclater un pays, il n’y a pas meilleure voie et les exemples malheureux et dramatiques ne manquent pas à travers l’Histoire.
| Lire aussi : Soufiane Djillali dénonce les « attaques » qui ciblent la Kabylie
Mais comment en est-on arrivé jusque-là dans un pays qui a veillé à éviter toute forme de ségrégation entre les composantes de son peuple ? Même le déni qui a frappé l’identité amazighe jusqu’aux années 2000 était un choix idéologique qui ne peut être mis dans un registre de haine et de racisme.
Un pays qui même dans les heures les plus sombres du moyen âge n’a pas connu de conflit pour des considérations ethnicistes. Il est important de le souligner pour illustrer le spectaculaire bond en arrière fait dans ce sens.
C’est, paradoxalement, au moment où l’Algérie s’est dotée d’une loi destinée à lutter contre ce fléau que ce dernier a pris de l’ampleur. La loi relative à la lutte contre la discrimination et le discours de haine a été adoptée en avril 2020 à l’initiative du président Abdelmadjid Tebboune.
Celui-ci a tenu dès son élection à juguler le phénomène qui commençait à prendre de l’ampleur sur les réseaux sociaux. Le 24 février 2020, soit deux mois après sa prestation de serment, il s’était engagé à édifier « une République sans corruption ni haine ». Un engagement réitéré dans les mêmes termes une année plus tard.
| Lire aussi : Lutte contre le discours de la haine et la discrimination : ce que prévoit le projet de loi
Une haine et un racisme ouvertement assumés
L’implication de la plus haute autorité du pays était le signe que les choses commençaient à devenir sérieuses, avec notamment les vidéos exécrables de l’ex-députée Naïma Salhi et d’agitateurs anonymes ou non.
Alors que Naïma Salhi jetait l’anathème sur les Kabyles qu’elle traitait de « Zouaves », du nom du corps d’infanterie de l’armée coloniale, d’autres se chargeaient de dénoncer une soi-disant mainmise des cadres originaires de cette région sur les postes importants au sein des institutions et des sociétés publiques, notamment Sonatrach.
Même les Martyrs de la Guerre de libération issus de cette région n’ont pas échappé à cette campagne de haine que beaucoup estimaient orchestrée et organisée.
Toutes les lignes rouges ont été franchies, mais sans doute que personne n’imaginait que les attaques contre une région entière du pays seraient banalisées au point de constituer un thème de campagne électorale. Abdelkader Bengrina, président du mouvement El Bina, l’a fait pendant la campagne des dernières législatives.
Il a fait dans le dénigrement de la Kabylie un tremplin pour faire élire les candidats de son parti, dont son fils. Le parti a pu rafler 40 sièges, mais avec le très fort taux d’abstention, il est inutile de spéculer sur l’impact du discours de son président sur le score obtenu.
Dans l’une de ses sorties, Bengrina a affirmé que la Kabylie a traîné les pieds pour rejoindre la révolution du 1er Novembre 54, ce qui, selon lui, a retardé son déclenchement.
Un fait que les Algériens et le monde entier ont découvert grâce à Bengrina. Aucun livre d’histoire ni aucun témoignage n’en fait référence. Au contraire, l’Histoire, que personne ne changera soit dit en passant, retient que le rôle de cette région a été déterminant dans le déclenchement de la Guerre de libération, son déroulement et la victoire finale.
C’est en Kabylie qu’ont été tirés et élaborés les deux principaux textes fondateurs de la Révolution, la déclaration de novembre et la charte de la Soummam. C’est la Kabylie qui a donné à la Révolution la majorité de ses colonels (11 pour la seule wilaya de Tizi Ouzou).
Leurs noms sont gravés dans l’Histoire du pays et des luttes des peuples pour leur émancipation et nul ne les effacera. Les Kabyles ont le droit d’être fiers du combat de leurs aînés. Ils l’ont toujours clamé, sans jamais remettre en cause le rôle des autres régions du pays dans le combat libérateur.
Un laisser-faire incompréhensible
La réponse à Bengrina est venue de la partie la plus incontestable qui soit : l’Organisation nationale des Moudjahidine (ONM). Et puis, quand bien même la Kabylie ou une autre région aurait dans son passé des choses à se reprocher, quel lien cela a-t-il avec un scrutin législatif ?
N’empêche que Abdelkader Bengrina a déversé son tout fiel sur cette région, défiant la morale, la République et ses lois. Et il n’est pas le seul personnage à l’avoir fait dans le contexte électoral. Les propos les plus graves ont été tenus par le sénateur FLN Abdelouahab Benzaïm qui a menacé les Kabyles qui, selon lui, ont trahi le pays « comme leurs ainés », de « les extraire » comme on le ferait pour « une tumeur maligne ».
Des propos d’une extrême gravité sur lesquels le parlementaire est revenu, tentant de faire croire qu’il visait le MAK (Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie) et le mouvement islamiste Rachad.
Benzaïm et Bengrina ne sont pas sans savoir que réviser l’Histoire pour accabler une région du pays n’est en rien une attaque ni contre le MAK ni contre Rachad ou un autre mouvement.
Il s’agit de régionalisme et de haine raciale, celle-là même qui est incriminée en des termes clairs par une loi voulue par le premier magistrat du pays. Ce qui nous amène à l’essentiel : pourquoi les dispositions de ce texte ne sont pas appliquées à l’encontre de tous ceux qui ne se gênent pas d’afficher et d’assumer leur « anti-kabylisme » ?
Au moins deux plaintes ont été déposées, une contre Naïma Salhi et une autre récemment contre Bengrina, mais les deux personnages n’ont jamais été inquiétés, tout comme les dizaines d’autres qui, à visage découvert, insultent et dénigrent la Kabylie chaque soir derrière leur clavier.
Les faits sont pourtant d’une extrême gravité : il s’agit d’une entreprise de mise en péril orchestrée de la cohésion nationale. L’Histoire ne pardonnera ni à ses auteurs ni à ceux qui auront laissé faire.