Il y a près de trois ans, le 23 décembre 2015, disparaissait Hocine Aït Ahmed. C’est en 1963 que ce géant a signé l’acte de naissance du Front des forces socialistes (FFS), plus vieux parti d’opposition en Algérie.
Durant 52 ans, il a su garder son parti au-devant de la scène politique nationale. Pour y parvenir, il lui a fallu une rigueur à toute épreuve, de la persévérance et surtout du courage et des convictions inébranlables.
Du vivant de Hocine Ait Ahmed, le FFS a toujours été présent. Opposant sans concession du régime. Il a mené des luttes contre l’injustice, la hogra, l’arbitraire, et surtout contre la confiscation de la volonté populaire… Une vraie prouesse quand on connait les méthodes du régime algérien.
Chronique d’une faiblesse annoncée
Que reste-t-il de ce combat ? Aujourd’hui, le FFS donne l’image d’un parti miné par les divisions. Il semble tellement absorbé par ses problèmes internes qu’il donne l’impression d’être absent de la scène politique nationale dans un contexte où sa présence est plus que souhaitée.
Pour Louisa Dris-Ait Hamadouche, politologue, il n’y a pas l’ombre d’un doute : les problèmes du FFS précèdent largement la disparition d’Aït Ahmed dont « l’omniprésence était déjà le grain de sable qui allait faire grincer toute la machine ». « On pouvait aisément déceler l’incapacité du FFS à dépasser l’influence de son leader et de vivre de façon autonome par rapport à lui », remarque Mme Dris -Aït Hamadouche.
Et de rappeler : « Tant que le leader charismatique et historique était en pleine possession de son influence au sein du parti, le FFS arrivait à maintenir un certain cap ou du moins une certaine logique politique. Depuis 1991, on comprenait bien quelle était la ligne politique du parti, quels étaient ses objectifs et quelle était surtout la nature de sa relation avec le pouvoir politique ».
Le FFS portait-il dans ses entrailles les germes de sa future faiblesse ? Ne tirait-il sa force que de la personne du fondateur charismatique ? En tout cas, ça ne serait pas un fait nouveau : le culte de la personnalité a toujours été de mise dans les pays du tiers-monde.
« La maladie du leader, sa vieillesse, son retrait politique puis sa disparition n’ont fait que confirmer l’idée que le FFS n’avait pas réussi à faire sa mue, tranche Mme Dris – Aït Hamadouche. Il n’avait pas réussi à devenir un parti politique au sens moderne qui arrive à survivre à ses fondateurs ».
En fait, la disparition physique d’Aït Ahmed n’a fait que confirmer ce que tout le monde redoutait et dont on avait du mal à parler en public, par crainte ou par pudeur. Aït Ahmed était là. Et c’était tant mieux. Mais peut-être était-il trop présent. Il comblait – trop – les brèches et atténuait – trop – les insuffisances. Et le vide qu’il a laissé était justement trop grand pour être comblé.
Cabinet noir
« Dommage ! », dirait-on, car compter sur l’échiquier politique un vrai parti d’opposition est d’une utilité capitale. Et le FFS a bien été à la hauteur des espoirs de beaucoup d’Algériens. En dépit de toutes les manœuvres du pouvoir, il a été difficile – du moins du temps où le fondateur avait toutes les rênes – de lui faire des reproches capitaux. En d’autres termes, le plus vieux parti d’opposition a tenu bon. Merveilleusement bon. Et pendant longtemps.
Et il n’a pas fallu longtemps, après le décès du leader, pour qu’une fumée noirâtre apparaisse dans le ciel du parti. Une fumée, assurent les uns, qui était là depuis déjà longtemps.
L’on a parlé d’un petit groupe qui tient le parti en otage. L’on a parlé d’une volonté délibérée de le mettre dans le giron du pouvoir. L’on a parlé d’un cabinet noir. Le fameux « cabinet noir »… Les Baloul, Salima Ghezali et Jugurtha, le fils de Hocine Ait Ahmed, sont sur toutes les langues. « Le FFS est en danger de mort ! », criait-on.
Au « cabinet noir », on a reproché des velléités de rapprochement avec certains cercles du pouvoir, ce qui n’a pas été du goût de tout le monde. Et dès qu’on parle de rapprochement avec le pouvoir, militants et sympathisants du FFS se mettent à se frapper, car il n’a jamais été question – du moins dans l’imaginaire des Algériens – que le FFS, symbole d’opposition, partage, ne serait-ce que momentanément, une couche avec un pouvoir qu’il a toujours combattu de manière sincère.
Inventées ou fondées, les accusations n’ont pas manqué de porter un réel préjudice au parti. « Ça a vraiment affecté le fonctionnement du FFS. Les gens s’intéressent beaucoup plus à ce qui se passe à l’intérieur : les coups bas, les complots, les combines… qu’à autre chose », analyse un membre du conseil national qui a préféré rester dans l’anonymat.
Redressement et… Purge
Dans ce climat, un mouvement de « redressement » voit le jour. Et les mots assassins étaient prononcés : assainissement, épuration, purge… Le mouvement a comme principal acteur Ali Laskri qui a intégré les rangs du parti en 1990. Un vieux de la vieille. À ses côtés, on compte, entre autres, Mohamed Hadj Djilani, l’actuel premier secrétaire, et Mohand Amokrane Cherifi, qui a notamment été ministre du Commerce sous Chadli.
La démission, en février dernier, d’Ali Laskri de l’instance présidentielle du parti dans le but de convoquer un congrès extraordinaire a été tout simplement un « coup de maître ». Et c’est peu dire. Laskri a emporté haut la main la bataille. Sans coup férir. La liste qu’il a conduite, s’est imposée, avec 284 voix, face à celle conduite par le député de Bouira, Djamel Baloul, qui n’a pu recueillir que 179 voix.
Ali Laskri, Mohand Amokrane Cherifi, le sénateur Brahim Meziani et la députée de Béjaïa, Nadia Tahi, reprennent le contrôle du parti, et leurs adversaires mis hors circuit. « C’est tout à fait logique, estime un membre du conseil national. Laskri n’a fait que se greffer à un mouvement de contestation qui secouait déjà le parti. Sa réussite était prévisible ».
Explication : « Ce n’est même pas une question de clans, poursuit notre interlocuteur. À une certaine époque, Aït Ahmed était sous l’influence d’un certain nombre de personnes qu’on peut considérer comme étant « un cabinet noir ». Sauf qu’après le décès du zaim, ces personnes, dont les Baloul, ont cessé de servir de courroie de de transmission. D’où la facilité avec laquelle ils ont été évincés ».
Il ne s’était pas passé un mois du congrès extraordinaire que des têtes ont commencé à tomber. Ainsi des prétendus proches dudit « cabinet noir » sont mis à l’écart. Parmi eux : Chafaâ Bouiche, Hassen Ferli, ou encore l’actuel P/APW de Tizi Ouzou, Youcef Aouchiche, chargé jusque-là du poste stratégique de secrétaire à l’organique. L’on compte aussi parmi les sacrifiés M’henni Haddadou et l’ancien premier secrétaire, Mohamed Nebbou.
Certains jugent le mot « purge » trop fort pour décrire ce qui se passe au FFS. Après le départ d’Aït Ahmed, les mêmes qui étaient soutenus par les Baloul, dont l’utilité était remise en question, sont restés, dit-on. « Disons que c’est un nettoyage qui va encore se poursuivre », résume, toujours sous le couvert de l’anonymat, un autre membre du conseil national.
Au sein de la direction nationale du FFS, on réfute jusqu’à l’existence d’une quelconque crise. Il s’agit, selon son chargé à la communication, Jugurtha Abbou, d’une « dynamique organique sans égale » amorcée par le parti depuis le dernier congrès extraordinaire.
Quelle soit justifiée ou non, cette purge – c’en est bien une – a sapé le moral des militants qui sont en droit de se poser des questions. Et les réponses ne sont pas toujours bonnes à connaître.
Guerre de succession
Une chose est sûre : le séisme qui a secoué les structures du plus vieux parti d’opposition n’est pas des moindres. Preuve en est sa disparition presque complète des radars. « Personne dans le parti ne pense à faire de l’opposition au pouvoir ou même à faire de la politique à proprement parler et moins encore à construire quoi que ce soit. Il y a plutôt un rapport de force pour le contrôle du parti », nous assure le même membre du conseil national.
Et ça ne peut être que trop vrai : à la veille d’un rendez-vous électoral des plus importants, le FFS, qui nous a habitués à l’offensive, est presque inaudible. Mis à part la constituante et la deuxième république, étouffées par une pléthore d’autres initiatives, on sent comme une panne d’idées au sein du FFS.
Peut-être prend-il le temps d’une restructuration qui risque de durer. Ou peut-être est-il paralysé par cette guerre de succession qui ne dit pas son nom. Ce qu’on a vu plus au moins clairement est la réhabilitation des militants qu’on savait en désaccord avec le « cabinet noir ». L’on cite Moussa Tamatardaza, Farid Bouaziz, Ahmed Djedaï, Dalila Taleb, Malek Sadali, Abdelmalek Bouchafa… Autre fait significatif : la suppression du secrétariat à l’international, autre chasse gardée du « cabinet noir ».
« Nous veillerons à restituer le parti à ses militants dans toutes les structures et dans son mode de fonctionnement », avait déclaré Ali Laskri qui a fermement ajouté : « Pour corriger les dysfonctionnements, nous procéderons chaque fois que de besoin à un assainissement démocratique comme préconisé par feu, notre président, Hocine Aït Ahmed ».
Le ton est, on ne peut mieux, donné : « La nuit des longs couteaux » a commencé et elle risque de durer. « Le clan Laskri, au sein duquel se trouvent des ambitieux et des prétentieux, va continuer à nettoyer. S’il n’y a pas un leader qui va prendre le contrôle, automatiquement les luttes intestines vont handicaper le fonctionnement du parti pendant une longue durée », nous confie un membre du conseil national.
Un leader, donc. Un successeur. Un zaim. Un autre zaim… Sinon le parti sera continuellement proie à des luttes qui ne manqueront pas de le réduire à néant.
Un climat morose
« Mieux vaut un mauvais compromis qu’un bon procès », dit-on. Dans les couloirs du Front des forces socialistes, l’adage ne semble pas être une devise. Le linge sale au sein de cette famille ne se lave pas en famille. Les différends que la figure emblématique de feu Aït Ahmed aplanissait se sont éclatés au grand jour.
« Je n’ai pas envie de commenter la situation au FFS. Elle est compliquée, vraiment compliquée », déclare, amer, un militant qui préfère rester loin des conflits qui déchire actuellement le parti. « C’est pour, a-t-il rajouté, ne pas perdre un espoir que j’ai trop longtemps bercé ».
Ainsi, le parti d’Aït Ahmed se déchire de l’intérieur. Et, petit à petit, la braise rougeâtre de l’envie et de l’ambition le consume. Comme une vieille buche. Comme un vieux tissu vermoulu. « Mais quand est-ce que ça a commencé à foirer ? », sommes-nous en droit d’interroger.
Analyse de Louisa Dris-Ait Hamadouche : « L’une des stratégies employées par le régime politique depuis le multipartisme c’est d’éviter toute confrontation avec les partis qui peuvent être menaçants. L’expérience du FIS a été très significative à ce propos. Le FFS, comme d’autres partis, a été la cible d’une politique de cooptation. En d’autres termes, il y a des manœuvres visant à affaiblir le parti de l’intérieur ».
Mais le FFS n’était-il pas plus au moins immunisé ? Loin s’en faut. « Chaque fois qu’un parti politique n’aura pas maturé suffisamment sa pratique démocratique interne, il sera fatalement victime de telles manœuvres », répond Mme Dris-Ait Hamadouche.
Un atout pour le pouvoir politique
Le Front des forces socialistes a, sans doute, constitué pendant de longues années un vrai contrepouvoir. Sa dimension nationale – il a pu largement échapper à l’étiquette d’un parti régional – le vouait à jouer un rôle prépondérant dans le changement que les Algériens appellent de leurs vœux.
Pourra-t-il dépasser les clivages qui l’inhibent ? « À deux conditions, répond Mme Dris-Ait Hamadouche. La première, interne, est de mettre en œuvre des mécanismes qui garantissent un libre débat, l’évolution des idées et la possibilité de faire des propositions. La deuxième, externe celle-là, est tributaire de la nature du système politique en Algérie ».
Explications : « On est dans un système semi clos dont les règles du jeu sont obscures. Et les partis politiques en sont les premières victimes. Cela empêche le FFS de devenir un parti politique puissant ».
Mais pas de panique, le FFS n’est pas appelé à disparaitre de sitôt. « La nature du système exige la présence de partis politiques comme le FFS, explique Mme Dris-Ait Hamadouche. Il n’est pas dans l’intérêt du régime actuel que le parti disparaisse. Il en a besoin comme il a besoin des islamistes ou des laïques ou encore des nationalistes ».
Un figurant. Un acteur secondaire. Un faire-valoir… Et c’est tant pis. Pour les militants surtout. Aussi pour les sympathisants. Aussi – et c’est surtout ça – pour le pluralisme, le vrai pluralisme…
Le cinquième congrès du parti aura lieu – sauf imprévu – durant le premier semestre de 2019. Bien des choses vont être éclaircies. Le parti peut sortir la tête de l’eau ou – c’est aussi plausible – sombrer encore dans la crise. En attendant, croisons les doigts.