ENTRETIEN. Né à Oran en 1952 et vivant à Paris depuis la fin des années 1980, Yahia Belaskri est l’auteur de plusieurs romans dont Le Fils du jour (2014), et Si tu cherches la pluie, Elle vient d’en haut (2011). Parmi ses livres récents, une présentation de l’émir Abd el-Kader, Abd el-Kader, le combat et la tolérance, et un ouvrage illustré sur Haïti. Rencontré à la Comédie du livre de Montpellier (sud de la France), il nous explique son parcours et sa quête littéraire.
L’une de vos dernières publications est un livre sur l’émir Abd el-Kader. Pourquoi avez-vous choisi cette figure ?
Je travaille beaucoup sur les archives de l’armée française et d’outre-mer, et au cours de mes recherches dans le patrimoine algérien, j’ai rencontré l’émir Abd el-Kader, musulman, grand religieux, pétri de tolérance. Avec l’avènement de Daesh et de ces groupes terroristes qui parlent au nom de l’islam, un travail sur la figure de l’émir Abd el-Kader m’a paru important.
Abd el-Kader a pris les armes, mais à juste titre, parce qu’il avait été envahi. Après avoir été trahi, se retrouvant avec une armée de 200 hommes, il a déposé les armes et a commencé à parler de rencontre avec l’autre, de rencontre entre l’Occident et l’Orient. J’ai eu envie de présenter cette figure avec amour et respect. Un jour, je ferai peut-être un livre sur Fatma N’Soumer, la Kahina ou Abane Ramdane, qui sont mes héros.
Vous vivez à présent à Paris. Avez-vous gardé un lien fort à l’Algérie ?
Oui, et je m’y rends souvent. En fait, même en étant loin, je n’ai jamais quitté l’Algérie. Je suis content que mes livres y soient édités. J’adore Alger, et j’ai d’ailleurs écrit les textes d’un ouvrage illustré sur Alger dont la publication est prévue pour 2018. Les photos dans ce livre ont été prises par le photographe italien Francesco Gattoni. J’avais fait le même type de travail avec lui sur Haïti, où j’avais eu la surprise d’entendre une dame haïtienne m’expliquer que Kateb Yacine avait été joué là-bas et à New York par des comédiens haïtiens ! J’ai par ailleurs coordonné un ouvrage collectif sur Mohammed Dib, prévu pour septembre, où j’ai demandé à des écrivains algériens et français de parler de cet auteur.
Dans quelles circonstances êtes-vous parti vivre en France ?
Je me suis installé à Paris en 1989. C’était la première fois que j’y mettais les pieds. En Algérie, j’étais directeur des ressources humaines. C’est l’Algérie qui m’a donné la possibilité, jeune, de devenir cadre d’une entreprise. Mais c’était pendant les années où on y croyait, et où nous voulions construire un pays ouvert, fraternel, tolérant. Après, les portes se sont fermées, malheureusement. J’ai ressenti le besoin de quitter l’Algérie après octobre 1988, quand de jeunes algériens ont manifesté et que l’armée est sortie leur tirer dessus. Il était choquant pour moi que dans la rue, ce soit non pas ma génération, mais les jeunes qui manifestent. Cela signifiait que ma génération avait été laxiste. Ça a été dur à encaisser.
Qu’est-ce qui vous a mené vers une carrière littéraire ?
Arrivé en France, j’ai travaillé comme journaliste, notamment pour RFI et le Soir d’Algérie. C’est la mort de ma mère qui m’a amené à la littérature ; elle est décédée à Oran, alors que moi, j’étais en France. À partir de ce deuil, j’ai écrit mon premier roman, et je n’ai jamais arrêté. Je dis que ma mère m’a fait naître deux fois, une première fois comme être humain, et une deuxième comme écrivain. Dans mon premier roman, le Bus dans la ville, j’ai voulu raconter avec amour une ville que je ne nommais pas mais dont on voyait bien qu’elle était algérienne, un mélange d’Oran, d’Alger, de Constantine…
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Mon inspiration vient de la vie de tous les jours, de mon histoire algérienne, de mes héritages multiples, de mon histoire personnelle et familiale. J’ai été traversé par les aînés, comme Kateb Yacine, Mohammed Dib, Assia Djebar, mais aussi Albert Camus, Emmanuel Roblès… Je porte tout cela, et ma singularité, c’est la singularité algérienne. Après, c’est seulement une question de travail.
Pensez-vous que l’écrivain doit avoir un rôle de témoin ?
Je pense que quand on écrit, on ne réfléchit pas à ce que va être son travail –va-t-on témoigner, faire œuvre de militant… On écrit parce qu’on a un besoin et une envie d’écrire. Ma littérature émane du monde, et quand on est dans ce qui palpite et vibre, ce qui ressort est forcément revendicatif, rejette les préjugés et promeut le rapprochement avec l’autre. Mais je n’y pense pas au départ, c’est au lecteur de me juger.
Cherchez-vous tout de même à faire passer un message à vos lecteurs ?
Il s’agit surtout de poser des questions. J’ai été élevé aux idéaux algériens d’après indépendance, ceux qui voulaient construire une Algérie fraternelle, ouverte à toutes les croyances. C’est cette histoire algérienne qui m’a fait, et cette histoire algérienne est longue… Le récit historique fabriqué dit que l’Algérie est arabe et musulmane. Certes, mais elle n’est pas que cela ! L’Algérie est fondamentalement berbère, donc africaine et méditerranéenne.
Et quand on dit cela, on fait appel à tous les patrimoines culturels qui ont traversé cette terre, en passant par la Grèce, Rome et Byzance. Quelle différence y a-t-il entre un Algérien musulman comme moi, et un Algérien chrétien ou juif ? Ils sont nés sur cette terre comme moi, y ont grandi comme moi et l’aiment comme moi. Ce sont mes frères et mes sœurs, je leur appartiens et ils m’appartiennent. C’est cela que j’essaie de dire. Nous sommes aujourd’hui dans un monde d’une violence inouïe. Que faire, sinon appeler à reconnaître l’autre comme un égal, comme une part de soi, et à le respecter ?
Quels sont vos espoirs pour l’Algérie ?
On voit bien que l’Algérie d’aujourd’hui est en train de changer. Le pouvoir lui-même a reculé, grâce aux luttes que les Algériens ont menées. Si la langue berbère est aujourd’hui une langue nationale (bien que non encore officielle), c’est parce qu’il y a des femmes et des hommes qui se sont battus, qui ont été emprisonnés, humiliés, rejetés dans leur propre pays. Les gens qui ont pris le pouvoir ont voulu nous imposer une idéologie unique, avec une pensée unique, un parti unique, une religion unique. C’est insupportable, et à un moment donné, ça explose. Le niveau politique n’est pas au niveau de la société algérienne, qui est une société qui bouillonne.
Il y a des femmes et des hommes de toute beauté qui prennent des initiatives, mais qui sont bloqués par un plafond de verre idéologico-religieux. Nous sommes en 2017, et nous avons encore un Code de la famille insupportable. Pourquoi les femmes seraient-elles considérées comme mineures à vie ? Elles travaillent, étudient et participent au développement du pays, mais on ne les reconnaît pas. De quel droit ? Mais j’ai toute confiance dans les Algériens, ils sauront trouver les moyens d’acquérir leur liberté.
Abd el-Kader, le combat et la tolérance, de Yahia Belaskri, Ed. Magellan, 2016