ENTRETIEN. Bachir Derrais est le réalisateur du film « Ben M’hidi », interdit de projection en Algérie par le ministère des Moudjahidine pour non-respect du scénario.
Le ministère, à travers le Centre national de recherches et d’études sur le mouvement national et la Révolution, demande au cinéaste de revoir sa copie.
Une quarantaine de réserves lui ont été envoyées. Le scénariste, Mourad Bourboune a, de son côté, déclaré à TSA qu’il n’a pas été averti lors du début du tournage, qu’il n’a pas vu une seule image du film et qu’il n’a pas été payé.
Bachir Derrais répond, dans cet entretien, aux réserves du ministère des Moujahidine, à Mourad Bourboune et à ceux qui lui ont reproché de dénaturer des faits historiques liés au parcours de Larbi Ben M’hidi, un des chefs de la Guerre de libération nationale et un des neuf fondateurs du FLN, exécuté sans jugement par les militaires français en 1957 à Alger.
Mourad Bourboune, qui dit avoir écrit le scénario du film, révèle, dans une déclaration à TSA, n’avoir pas vu une image du film. Qu’en est-il exactement ?
Hier, j’ai dîné chez lui (à Paris) et j’ai publié une vidéo sur Facebook. Donc, je ne sais pas pourquoi il parle de cela. Il y a un making-off, qui a été diffusé par El Djazairia One, où l’on voit Mourad Bourboune assister au tournage et au montage du film.
A-t-il vu le film?
Il a vu de grands extraits, mais il n’a pas vu la version finale du long-métrage.
Mourad Bourboune dit également n’avoir pas été informé lors du début du tournage…
Il faut savoir une chose, le scénariste du film n’est pas Mourad Bourboune, mais Abdelkrim Bahloul. Même le ministre de la Culture le dit. Boureboune a écrit un texte de 40 pages, repris par Bahloul pour le scénariser. Il a écrit un scénario de 120 pages. Dans un premier temps, Olivier Gorce (scénariste français) a développé le texte de Boureboune, mais la version finale, celle que nous avons tournée, est celle de Bahloul.
À l’époque, le ministère de la Culture n’a pas approuvé le texte de Bourboune. J’ai une lettre d’Ahmed Bedjaoui (président à l’époque de la commission du FDATIC, Fonds de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique) où il demande la réécriture du scénario. Ils nous ont dit qu’ils nous faisaient confiance et qu’ils connaissaient Mourad Bourboune. Donc, ils ne pouvaient pas refuser son scénario à la seule condition de le réécrire. Aussi, ai-je fait appel à Abdelkrim Bahloul et à Olivier Gorce.
Justement, Mourad Bourboune a confié n’être pas au courant de l’implication de Abdelkrim Bahloul et d’Olivier Gorce dans la réécriture du scénario…
Si, il était au courant. Je lui ai même proposé de rencontrer Bahloul, il n’a pas voulu. Il m’a dit qu’il voulait voir le film à la fin. « Faites ce que vous voulez, mais je verrai le film dans sa version finale », m’a-t-il assuré. De toutes les façons, dans le contrat que j’ai avec Mourad Bourboune, il est mentionné que le producteur peut solliciter un ou plusieurs scénaristes. Bahloul a rencontré plusieurs personne, dont la sœur de Ben M’hidi, avant de finaliser son scénario. Nous avons reçu une aide pour développer le scénario qui a été versée à Bahloul. Donc, Bourboune est auteur du texte, Bahloul du scénario. Bahloul est un fils de chahid, un Algérien de Saïda. Il n’est pas un ennemi de l’Algérie. On travaille ensemble depuis trente ans. Tout le monde le sait. Nous avons produit quatre ou cinq films ensemble comme « Voyage à Alger », « Morituri » ou « Soleil assassiné ». Nous sommes associés.
Mourad Bourboune soutient qu’il n’a pas été payé. Qu’en dites-vous ?
Il a raison et tort en même temps. Il a reçu une partie de ses droits. Mais, l’autre partie est liée aux transferts d’argent. Il n’y a pas que lui qui est touché. Il est au courant du blocage par la Banque d’Algérie de ces transferts. Nous avons parlé avec le ministre (de la Culture), en novembre dernier, pour débloquer la situation. Nous avons beaucoup de factures qui n’ont pas été payées comme celles de la postproduction et des costumes en France. M. Mihoubi est au courant.
Pourquoi la Banque d’Algérie refuse-t-elle le transfert d’argent ?
La Banque d’Algérie nous a exigé des autorisations des ministères des Moudjahidine et de la Culture. Nous ne les avons pas eues. En France, nous sommes en train de finir le film avec un prêt bancaire. Certains nous accusent de faire de la surfacturation alors que le dernier transfert remonte à l’époque où nous étions en tournage en Tunisie. Depuis 2015, nous n’avons reçu aucune autorisation de transfert d’argent vers l’extérieur. C’est facile à vérifier.
Bourboune menace de retirer son nom du générique si le film n’est pas conforme au scénario…
Il est libre de le faire. Un article du contrat autorise le producteur de solliciter des scénaristes. Bourboune voulait lui-même développer le scénario, je lui ai dit que je préfère que Bahloul le fasse. Bahloul est scénariste et Bourboune est écrivain. Je lui ai expliqué tout cela. Bahloul est peut-être le meilleur scénariste algérien. D’ailleurs, Bahloul a dit à Bourboune que son texte n’était pas un scénario. Et, le premier à lui avoir dit était Chad Chenouga (cinéaste français). Au départ, Mourad Bourboune ne voulait pas de Chad Chenouga à la réalisation. On nous a bloqués également au début. Chad Chenouga ne pouvait plus attendre surtout qu’il était engagé avec d’autres producteurs français comme Canal Plus pour son film (« De toutes mes forces », sorti en 2016). Nous devions commencer le tournage en 2013. Finalement, ça a duré jusqu’à 2015. Après le tour de manivelle, à la villa Suzeni à Alger, Bahloul a fait le tour de tous les plateaux de télévision comme scénariste du film. Donc, on n’attend pas trois ans pour dire qu’on ne savait pas qui a écrit le scénario.
Bourboune ne peut pas affirmer qu’il n’était pas au courant par rapport au début de tournage. Par courtoisie, je lui ai fait visiter les lieux de la construction des décors. Cela dit, je tiens à rassurer l’opinion publique qu’il n’existe aucun problème avec Bourboune qui est comme un père pour moi, je le respecte beaucoup.
Est-il vrai que le scénario a été changé entre ce qui a été présenté à la commission du FDATIC et ce qui a été réalisé ?
Non. Tout ce qui a été dit par rapport à cette question est faux. C’est du mensonge. Nous n’avons pas changé le scénario. Le premier texte de Mourad Bourboune, comme je l’ai souligné, n’a pas été accepté par la commission du FDATIC. Il a été réécrit et une autre copie a été déposée au niveau de la commission (Bourboune a soutenu, dans sa déclaration à TSA, que son scénario a été déposé et lu par les commissions des ministère de la Culture et des Moudjahidine). Moi et Bahloul avons fait plusieurs voyages vers la vallée de la Soummam (Bejaïa), en Tunisie et ailleurs. Bahloul a vu les décors (en Tunisie) et a écrit certaines scènes en fonction de cela. Rien n’a été changé par rapport à la version de Bahloul. Cela dit, le réalisateur a apporté sa petite touche. Pendant le tournage, beaucoup de témoins sont venus nous voir comme Tayeb Thaâlbi, le compagnon de Ben M’hidi à Tlemcen. En plein tournage, Belaid Abane (neveu de Abane Ramdane) m’a conseillé d’aller le rencontrer. J’ai effectivement filmé Thaâlbi. Il m’a donné beaucoup de détails notamment sur les voyages de Ben M’hidi au Caire et au Maroc.
Ceux qui sont en train de m’attaquer sur cette question n’ont qu’à aller discuter avec M. Thaâlbi, lui qui était compagnon également de Abane Ramdane, de Zighout Youcef et de Mohamed Boudiaf. À Tlemcen, Ben M’hidi logeait chez Thâalbi dans une école.
Certains ont dit que votre film est orienté contre Ahmed Ben Bella. On évoque notamment cette scène où Ben M’hidi dit à Ben Bella d’être devenu chef après avoir pris un café avec Gamel Abdel Nasser (président égyptien)…
Ceux qui disent que j’ai inventé cela, je les défie. Qu’ils contactent Tayeb Thaâlbi qui est cité dans les livres d’Histoire. Il est connu. Je lui ai montré des scènes du film. Il m’a dit : « On dirait que tu étais avec nous ». Nous avons plus de 300 heures de rush. Brahim Chergui nous a aidés pour restituer la détention de Ben M’hidi. J’ai un enregistrement avec lui de plus de trois heures. Le regretté Malik Aït Aoudia était avec moi. Chergui nous a racontés en détails, jour pour jour, la détention. Il était dans la même cellule que Ben M’hidi à Scala (Alger). Ils ont été arrêtés le même jour et transférés vers le même endroit. Il nous a tout dit jusqu’au jour où Ben M’hidi a été transféré par Paul Aussaresses. Nous avons un making-off du film que nous n’avons pas encore monté où l’on retrouve tous les témoins clefs dont Brahim Chergui qui a vécu avec Ben M’hidi depuis Biskra et jusqu’à la mort. Personne n’a contesté son témoignage (en 2012, Brahim Chergui, Tayeb Thaâlbi et Hachemi Troudi ont suscité un vif débat après avoir critiqué l’action militante d’Ahmed Ben Bella, ndlr)
Donc, le film est resté fidèle au parcours de Ben M’hidi ?
Nous n’avons rien inventé. Que les gens regardent le film nous disent s’il évoque le parcours de Larbi Ben M’hidi ou pas. Quand on découvre un fait, qui n’est pas dans le scénario, on l’ajoute. C’est tout a fait normal. C’est comme un auteur qui constate l’existence d’un document important avant l’impression d’un livre. Il est naturel qu’il le rajoute pour que son livre soit complet. C’est ce que nous avons fait. Nadjib Oulbsir, premier assistant-réalisateur, a chapeauté l’enrichissement de l’écriture du scénario sans le détourner …
Qu’en est-il du conflit entre Ben Bella et Ben M’hidi ?
Je n’ai pas voulu montrer comment Ben Bella a donné une gifle à Ben M’hidi (lors d’une réunion au Caire) . Et si j’avais tourné cette scène, qu’est-ce qu’on aurait dit ? Je n’ai pas voulu montrer cette scène parce que c’était dégradant pour Ben M’hidi. Ben Bella a frappé Ben M’hidi comme un voyou.
Quelle était la raison ?
Beaucoup de choses parce que Ben M’hidi a notamment reproché à la Délégation extérieure du FLN de ne pas envoyer des armes (vers le front intérieur). Il avait fait de nombreux autres reproches. Tout ce que nous avons montré est écrit dans les livres comme ceux de Ferhat Abbas, de Khider, de Debaghine, Mahsas, Ait Ahmed, etc. Même dans les mémoires de Fethi Al Dib (chef des services secrets égyptiens durant les années 1950/1960), il y a toute un chapitre sur cette question . Tayeb Thaâlbi nous a dit que Ben M’hidi voulait juger Ben Bella. Les historiens peuvent me démentir…
Que comptez-vous faire après le blocage de votre film par le ministère des Moudjahidine ?
Nous sommes en train d’ouvrir les discussions. Je vais proposer une commission de gens sages qui ne dépendent ni de moi ni du ministère des Moudjahidine pour visionner le film et faire un compte-rendu. Cette commission sera composée de la sœur (Dhrifa Ben M’hidi) et du neveu (l’architecte Mohamed Larbi Merhoum) de Larbi Ben M’hidi, le neveu de Abane Ramdane, Lakhdar Bouregâa (ancien chef de la wilaya historique IV) Ahmed Bedjaoui (critique), Daho Djerbal (historien), Abdelmadjid Merdaci (sociologue), Halim Faidi (architecte), Benjamin Stora (historien), Karim Younes (ancien président de l’APN et essayiste), Nadia Labidi (ex-ministre de la Culture et députée), Nazih Benramdane (député), Fodil Boumala (journaliste), Athmane Ariouat (comédien) et Noureddine Ait Hamouda (député, fils du colonel Amirouche).
Si ces gens me disent que je me suis trompé , je refais le montage en prenant en compte leurs observations. Le ministère des Moudjahidine (à travers le Centre national de recherches et d’études sur le mouvement national et la Révolution) m’a envoyé des réserves dans un document non signé. Je ne sais même pas qui a émis ces réserves. Celui qui avait l’habitude de parapher ce genre de document était en vacances (au moment de l’envoi du courrier).
Vous allez donc faire la proposition de cette commission au ministère des Moudjahidine…
Oui. Un intermédiaire de haut niveau m’a contacté et m’a demandé d’essayer de trouver un terrain d’entente à travers l’ouverture d’un dialogue. J’ai alors proposé la commission de visionnage, composée d’Algériens reconnus, pour une projection du film. Chacun aura à faire des remarques. Nous nous sommes référés, moi et Bahloul, à 84 ouvrages pour l’élaboration du scénario. Des livres d’Histoire qui sont en vente en Algérie et qui ne sont pas interdits.
La bagarre entre Ben Bella et Ben M’hidi est portée dans la plupart des livres. Pourquoi personne n’a demandé de les interdire ? Ou parce qu’ils pensent que les gens ne lisent pas les livres mais qu’ils regardent les films ? C’est un paradoxe.
Donc, pour répondre aussi à tous les détracteurs, j’ai mis les 84 livres dans une valise qui pèse 80 kg. J’ai pris chaque ouvrage, souligné les passages et mis des post-it. Si on me le demande, je cite la source. Je suis prêt à venir avec ma valise de livres et affronter n’importe quelle commission de visionnage et n’importe quel historien. J’ai mes armes. Si on me dit, ceci est faux, je fais sortir l’ouvrage qui mentionne le fait montré dans le long-métrage.
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