Chronique livresque. « L’indépendance confisquée* » de Ferhat Abbes est à la fois un réquisitoire sévère contre Ben Bella et Boumediène, « pères de la faillite de l’Algérie », ainsi qu’un plaidoyer pro domo où il se justifie aux yeux de l’histoire pour ses alliances jugées contre-nature.
Pour Ferhat Abbes, l’Algérie a raté son destin par la faute des deux hommes : « Nous pouvions après les accords d’Evian, rentrer en Algérie et procéder à une consultation du peuple, faire élire librement des représentants et donner au pays une Constitution et des lois conformes ». Cette position était partagée par Boudiaf et Ait Ahmed. Ben Bella, quant à lui, avait d’autres desseins, ni démocratie, ni multipartisme : le socialisme avec un seul parti hégémonique, tentaculaire : le FLN.
Ferhat Abbes cite Bruno Etienne qui met l’accent sur le fait que du socialisme, il n’a jamais été question ni dans la déclaration du 1er Novembre, ni dans le Congrès de la Soummam. Mais tout changea lors du Congrès du CNRA de Tripoli le 27 mai 1962 où fut adoptée une charte « préparée par la Fédération de France du FLN, très marquée par l’extrême gauche » qui précisa que « le socialisme servira de plate-forme à l’action du gouvernement algérien ». Pour l’auteur, le Congrès de Tripoli ne fut qu’un vulgaire règlement de comptes, sans honneur et sans grandeur.
Boumediène, le protégé de Ferhat Abbes
On en vient à son étonnant ralliement à Ben Bella qui lui fut reproché amèrement par le camp républicain. Il le justifie d’abord par la conduite de Ben Khedda, président du GRPA qui après les avoir traités d’opportunistes (Abbes et ses compagnons), les écarta de tout poste de responsabilité ainsi que des négociations des accords d’Evian.
En revanche, Ben Bella fut tout miel. Khider, son ami, les assura que Si Ahmed, au pouvoir, ferait appel à toutes les compétences et à toutes les bonnes volontés sans esprit partisan. Et pour mieux les ferrer, il ajouta qu’il ferait respecter les libertés essentielles de l’homme. En somme, il leur a joué la musique qu’ils préféraient. En termes moins soft, on dira qu’ils ont été floués, dupés, roulés dans la farine…Comme des enfants, de grands enfants.
Ferhat Abbes est un politique qui a des valeurs, qui croit en la république, en la démocratie aux déclarations universelles sur les droits de l’homme. Ceux qu’il a en face, n’ont pas sa culture politique et son parcours, mais ils ont ce qu’il n’a pas : la ruse, la dissimulation et la force.
Une autre musique tout aussi belle se fera entendre à ses oreilles : celle de Boumediène qui « fut le protégé de Boussouf, de Bentobbal et de moi-même. J’avais une bonne opinion de lui. Je le considérais comme un bon musulman et un bon patriote, et surtout un grand travailleur, qui savait tirer le maximum de ses collaborateurs ».
C’est ce même Boumediène qui lui demanda de se rendre à Tlemcen, pour qu’il s’associe à son groupe et celui de Ben Bella. En cours de route, il tomba sur le commandant Mahyouz Hassan (et de quelques officiers de la wilaya III), qui fut, aux dires des témoignages de ses compagnons de lutte, un impitoyable exécuteur de ses frères d’armes, surtout les plus instruits, lors de la terrible opération d’intoxication La bleuite. Mahyouz était selon, l’auteur, nerveux, menaçant et agressif : « Nous sommes prêts, me dit-il, à nous battre contre nos propres frères, si cela est nécessaire ». Abbes leur conseilla la modération.
Ben Bella « le monarque »
Devant la montée des périls, il prit une décision qu’il pensait dans l’intérêt de la paix en Algérie : « C’est à cet instant que je pris la décision de me rendre à Tlemcen, me disant que cette prise de position en faveur du groupe de Ben Bella, qu’il surnomme par ailleurs, « le monarque », pouvait peut-être arrêter l’Algérie sur la pente de la guerre civile, qui, en cet instant, paraissait imminente et inévitable ».
Très bonne décision, mais à contre temps. Si du temps du colonialisme, Abbes était une voix qui comptait pour la défense des Algériens, avec les hommes de la villa Rivaud à Tlemcen, il n’était plus qu’un alibi pour légitimer leur pouvoir, un élément de communication qu’ils vont utiliser, puis jeter, car qui mieux que Abbes le légitimiste, le démocrate, la grande figure combattante, pour leur donner une image policée, soft et moderne, un superbe vernis, en somme, qui masque leur féroce appétit de pouvoir. Pour eux, Abbes était déjà un has been par l’âge, par la culture, par les idées et par la vision d’une Algérie différente de la leur.
A ses détracteurs, Ferhat Abbes l’ingénu, persiste et signe : « Beaucoup de mes amis m’ont reproché cette prise de position. Je ne crois pas qu’une attitude d’expectative, à la Ponce Pilate, pouvait servir le pays. L’Algérie, sortie à peine d’une guerre sans merci qui dura plus de sept années, risquait d’être « congolisée ».
Quand le sort du pays est en jeu, il est indigne de faire des calculs et de jouer à l’attentiste ». Oui, mais…
Pourtant, un peu plus loin, il confiera que Debaghine, Boudiaf et Abane l’avaient prévenu contre Ben Bella. Abane ira jusqu’à lancer une grave accusation : « C’est Ben Bella, me dit-il, qui dénonça en 1950 notre organisation spéciale, l’O.S. ; du moment qu’il était arrêté, rien ne devait subsister après lui ». Avant d’ajouter : « C’est un ambitieux sans courage. Pour parvenir à ses fins, il passera sur le corps de tous ses amis. Il est sans scrupule ».
Il faut noter que de tous ceux que nous avons chroniqués : Boudiaf, Dahlab, Benkhedda, Kafi, Harbi, Chadli, Mazouzi, Zbiri, Haroun, aucun parmi eux n’a défendu Ben Bella. A l’inverse Boumediène a autant de contempteurs que de défenseurs. Sur lui, Abbes a ce jugement sans appel : « Semant des cadavres sur sa route, Boumediène faisait la « conquête de l’Algérie ». C’était la seule guerre qu’il fit ».
Il termine son livre dans lequel il a vidé son cœur par ces mots poétiques derrière lesquels perce une ironie douce-amère : « Nous avons un beau pays, ne l’oublions pas. Malgré la tyrannie subie, il nous reste le soleil et sa luminosité, beau ciel bleu qu’aucune dictature n’a pu confisquer ». Aveu d’impuissance d’un vieux lutteur désenchanté…
*Ferhat Abbes
« L’indépendance confisquée »
Alger-Livres Editions