Chronique livresque. Il y a des choix qui déterminent l’avenir d’un peuple sur une très longue période. Tel celui de Ben Bella en 1962. Mais pourquoi diable Boumediène et l’état-major de l’Armée ont-ils choisi Ben Bella plutôt que Boudiaf ou un autre historique ?
Dans son livre « Le FLN, mirage et réalité », l’historien Mohamed Harbi* qui fut proche de Ben Bella et acteur de la Révolution, nous apporte les éléments de réponse.
Harbi nous précise d’emblée que les mois qui ont précédé le cessez-le-feu ont été d’une très grande intensité. Y compris pour les ministres internés en France : Mohamed Boudiaf, Mohamed Khider, Hocine Ait Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mostefa Lacheraf, courtisés par l’état-major avec à sa tête Boumediène qui voulait prendre le dessus sur le GPRA présidé par Benkhedda.
Avant même l’indépendance, Boumediène était l’un des rares, sans doute le seul militaire d’ailleurs, à avoir une vision de l’Algérie du futur dont il ne voyait d’autre destin que celui qu’il lui aura tracé en effaçant d’abord les civils, trop enclins aux débats scolastiques à son goût. La démocratie ? Pfft, du vent !
Inconnu au bataillon lui et les officiers des frontières qui ont passé le plus clair de leur temps à astiquer leurs bottes, il leur fallait une tête d’affiche. Il se trouve, toutes proportions gardées, dans la même situation que les historiques du FLN qui cherchaient, avant le déclenchement de la Révolution, une personnalité connue susceptible de rassembler le peuple derrière le front.
On a vu, dans les précédentes chroniques que les personnalités contactées, très connues à l’époque, comme Lamine Debaghine, Abdelhamid Mehri et même Demagh Latrous – quel nom ! – se sont toutes défilées en faisant une moue sceptique. Hé quoi, ce ne sont pas ces blancs becs qui vont faire la Révolution. La Révolution viendra des vieux briscards en politique ou ne viendra pas. On sait combien ils ont eu tort. Les vieux ont toujours tort de ne pas écouter les jeunes.
Boudiaf, le plus courtisé
Le plus courtisé des prisonniers est sans conteste Mohamed Boudiaf. Et pourquoi donc ? Harbi nous l’explique : « Parce qu’il répond à leurs critères pour deux raisons. Il ne symbolise pas, comme Ben Bella, l’alliance privilégiée avec l’Egypte et il a la réputation d’un homme d’appareil discret et rigoureux ».
On le voit, Boumediène se méfie de la tutelle ombrageuse et pesante de l’Egypte ainsi que des personnalités trop charismatiques. Ne connaissant ni le caractère, ni la personnalité de Boudiaf, pensant qu’il n’avait pas d’appuis, il le croyait facile à manipuler. C’est mal connaitre cet homme connu pour son inflexibilité et son intégrité, d’ailleurs les deux vont souvent ensemble. Boudiaf est de ceux qui ne savent ni céder, ni plier, ni encore moins se courber.
C’est le sémillant jeune Bouteflika qui fut l’émissaire de l’état-major auprès des cinq prisonniers. Contrairement à l’idée répandue, il n’était pas venu pour circonscrire le natif de Maghnia. C’est du moins ce qu’affirme l’historien : « Ben Bella devient l’allié de l’état-major après la visite, au Château d’Aulnoy, d’un émissaire de celui-ci : Abdelaziz Bouteflika. La mission du futur chef de la diplomatie n’est pas de contracter une alliance avec Ben Bella, mais d’informer les ministres détenus des causes de la crise et des moyens proposés par l’état-major pour la résoudre : création d’un bureau politique du FLN distinct du GPRA et définition d’un programme. Seuls Ben Bella, Khider et Bitat approuvent cette solution. C’est donc sur la manière de résoudre la crise que s’effectue l’alliance Ben Bella-état-major ».
Pourtant, avant d’adouber l’état-major, Ben Bella penchait pour le GPRA. Opportuniste et girouette le premier président algérien ? Harbi nuance le propos : « Il serait injuste de passer sous silence que la prise de position de Ben Bella est également conforme à ses idées ». Harbi ajoutera que Ben Bella établit une nette différence entre les « historiques » qui sont contre lui et dirigent l’appareil ainsi que leurs obligés et ceux qui ont rejoint le FLN après le déclenchement de la guerre, c’est-à-dire la nouvelle génération de cadres de l’armée avec comme figure emblématique celle du sourire enjôleur de son interlocuteur d’’Aulnoy : Bouteflika.
Ben Bella est d’autant plus séduit par Bouteflika « qui lui semble être le symbole du romantisme révolutionnaire », mais aussi et surtout qu’il est à ses yeux le plus sûr moyen lui et ses pairs d’en finir, souligne Harbi, avec les responsables de l’ancien mouvement national qui n’appartiennent pas à l’OS.
Ce qui fit dire à l’historien qui pour être proche de Ben Bella n’en est pas moins lucide sur ses défauts : « Cette approche naïve, mais intéressée, sera la source de toutes les mésaventures ultérieures de Ben Bella, car elle aboutit à la promotion accélérée d’hommes peu scrupuleux et sans liens réels avec le peuple algérien ». Un mot pour qualifier cette attitude : décalage. Un mot pour qualifier cette aptitude : aveuglement.
Boumediène dont les longs silences lui permettaient d’étudier les hommes a eu sur Ben Bella ce mot terrible et combien définitif : « Il ne connaissait pas la Révolution ». Autrement dit, selon l’auteur, il ne connaissait pas la vie intérieure du FLN. Mais qui connaissait le FLN, dès lors que son père fondateur lui-même, Boudiaf, fut liquidé au nom de la préservation de l’hégémonie et partant des privilèges de ce même FLN.
*Le FLN, mirage et réalité
Editions JA