Benjamin Stora s’exprime de nouveau sur crise entre la France et l’Algérie. Cette fois, actualité oblige, c’est sur les crimes de la conquête coloniale et l’utilisation des armes chimiques pendant la guerre d’Algérie que s’attarde l’historien spécialiste de l’histoire de la colonisation de l’Algérie.
Stora livre son avis sur l’affaire du journaliste Jean-Michel Aphatie qui a été suspendu par la radio RTL pour avoir comparé le massacre commis par les nazis à Oradour-sur-Glane en France pendant la Seconde guerre mondiale et les enfumades commises par l’armée française pendant la conquête coloniale au milieu du 19e siècle en Algérie.
Il s’exprime aussi sur la polémique ayant suivi la déprogrammation par France Télévision d’un documentaire dévoilant un autre crime colonial jusque-là méconnu : le recours aux armes chimiques pendant la guerre d’Algérie.
Le journaliste Jean-Michel Aphatie a déclaré que la France a commis des « centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie ». Comment expliquer les attaques contre lui en France après ces déclarations ?
J’ai déjà dit que Jean-Michel Apathie avait levé le voile sur un pan de l’histoire, qui a duré d’ailleurs longtemps, près d’un demi-siècle, la conquête coloniale qui était sanglante.
Bien sûr, j’avais pris soin de ne pas faire d’analogie historique trop rapide, mais néanmoins il est évident que cette conquête coloniale a servi aussi de laboratoire aux idéologies telles qu’on a pu les voir apparaître par la suite au 20e siècle, naturellement ce qu’on appelle le nazisme.
Jean-Michel Apathie a utilisé cette référence à Oradour-sur-Glane pour mieux parler aux Français, pour leur faire comprendre ce qui s’est passé en Algérie un siècle auparavant.
On considère encore en France que la conquête coloniale a été faite au nom d’une “mission civilisatrice” de la France, ce qui donne cette espèce de bonne conscience.
On a le sentiment d’avoir apporté “la liberté, les lumières, l’émancipation”… Il n’y a pas de culpabilité, il y a une tendance à considérer la colonisation comme un épisode heureux.
Pourquoi cet épisode est-il méconnu ?
Cette histoire de la conquête est effectivement très mal connue parce qu’elle n’est pas enseignée dans les écoles en France.
On a commencé à enseigner la guerre d’Algérie en France depuis seulement une vingtaine d’années, c’est-à-dire qu’on a commencé à enseigner l’histoire par sa fin.
Et quand on commence l’histoire par la fin, on ne comprend pas l’origine. C’est pour cela qu’il est important de commencer par le début, par la conquête qui a duré pratiquement jusqu’à la fin du 19e siècle.
Ayant beaucoup travaillé sur cette période, pouvez-vous citer des faits concrets qui traduisent la brutalité de la conquête coloniale en Algérie ?
Il y a eu toute une série de massacres. Par exemple, le siège de la ville de Constantine en 1837, les enfumades du Dahra en 1845, le massacre de la ville de Laghouat en 1852, la répression du soulèvement de la Kabylie en 1871 qui a entraîné la déportation de milliers de Kabyles en Nouvelle-Calédonie…
Ce sont des faits qu’on pourrait multiplier et qui ont été documentés depuis longtemps par plusieurs historiens algériens comme Mahfoud Kadache, Mohamed Harbi et Mustapha Lachraf, et des historiens français anti-colonialistes comme Charles-André Julien, Gilbert Meunier, René Gallissot…
C’est documenté en particulier parce que les officiers de la conquête ont beaucoup écrit sur leurs parcours sanglants. Il y a bien sûr Saint-Arnaud, Cavaignac, Canrobert, Pélissier et évidemment Bugeaud qui est devenu gouverneur général de l’Algérie à partir de 1840.
Tout cela a été écrit et documenté. Il y a d’ailleurs un livre qui a été écrit par François Maspero en 1994 et qui s’intitule “L’honneur perdu de Saint-Arnaud”.
Il avait repris certains écrits de Saint-Arnaud qui racontait la prise de Constantine qui avait été absolument épouvantable. Il y a eu une grande résistance mais aussi un grand carnage dans la ville de Constantine en 1837.
Donc c’est très bien documenté mais pas enseigné. Ce n’est que maintenant que les nouvelles générations découvrent l’ampleur des massacres.
Souvent on m’a demandé pourquoi les Algériens “protestent” sur leur histoire, à la différence par exemple des Vietnamiens.
Déjà, il faut savoir que les Vietnamiens fêtent quand même chaque année la victoire de Diên Biên Phu. Aussi, au Vietnam, il n’y a pas eu 132 ans de colonisation, il n’y a pas eu un million d’Européens qui sont venus s’installer, il n’y a pas une telle dépossession foncière et culturelle.
Quelle lecture faites-vous de la déprogrammation par France Télévision d’un documentaire sur l’utilisation d’armes chimiques par l’armée française pendant la guerre d’Algérie ?
Les Français n’ont pas fait, au niveau des imaginaires, ce qu’on fait par exemple les Américains qui ont raconté à travers le cinéma la conquête de l’Ouest, avec la figure de l’Indien qui au début était “méchant” mais qui a ensuite changé de nature.
On a vu le cinéma américain apporter une série d’images sur les massacres de tribus entières d’indiens. Le cinéma français n’a pas fait le même type de travail sur la conquête coloniale.
On a fait beaucoup de films sur la guerre d’Algérie, mais pas sur la conquête de l’Algérie qui s’est déroulée d’ailleurs en même temps que la conquête de l’Ouest.
Maintenant on est entré en fait dans la bataille des images. Il y a de plus en plus d’images qui commencent à exister, soit par le cinéma, la fiction et l’imaginaire, soit par les documentaires.
On l’a vu avec la programmation, déprogrammation puis reprogrammation sur les plateformes, ce qui n’est pas la même chose que la diffusion à l’antenne, du documentaire sur les armes chimiques.
Il y a eu en tout cas une espèce d’hésitation importante. On est passé de la bataille de l’écrit, qui n’a pas été beaucoup transmis, à la bataille de l’image.
J’avais montré la bataille chimique dans mon film “Les années algériennes” en 1991 où j’avais interviewé deux pilotes Français qui avaient balancé de napalm sur le Nord-Constantinois, les Aurès et une partie de la Kabylie pendant le Plan Challe en 1959.
Le film a été diffusé, mais à l’époque, il était passé inaperçu. Une nouvelle génération de chercheurs est arrivée à partir des années 2000 et il y a un nouveau pan de l’histoire qui s’ouvre et de nouvelles révélations qui sont faites.
Il y avait des histoires touchant la question de la torture, des disparus, des exécutions sommaires, ce qu’on appelle les corvées de bois. Et là, on a effectivement un nouvel épisode qui est l’utilisation des armes chimiques.
C’était documenté avant mais ça ne rencontrait pas la société. Pendant la guerre déjà, il y avait des témoignages de soldats, d’appelés mais la société française n’écoutait pas.
Aujourd’hui on en parle beaucoup plus. C’est aussi l’effet de la conjoncture politique entre l’Algérie et la France ?
Dans les années 1960, la société française sortait de la guerre et voulait en finir, et puis c’était la période des Trente glorieuses. Du côté algérien aussi, il fallait construire l’État nation, il n’y avait pas la volonté de rentrer dans les détails. Par conséquent, d’un côté comme de l’autre, il y a eu des histoires qui sont restées dans l’ombre.
Mais la nouvelle génération à partir des années 2000 a commencé à soulever progressivement le voile, parce que ce qu’on a découvert ce n’est pas seulement des archives, mais aussi la parole des témoins, des acteurs. Il y a des gens qui parlent de leur vécu parce qu’ils sont arrivés au soir de leur vie et ils ont besoin de parler.
Par exemple, j’ai fait en 2002 le film “L’indépendance aux deux visages” comprenant des entretiens avec dix grands responsables de la révolution algérienne, dont Abderrazak Bouhara, Salah Goudjil, le commandant Azzedine, Hocine Aït Ahmed, etc.
J’avais pu réaliser ce film parce que c’était le moment où il y avait des acteurs qui éprouvaient la nécessité d’expliquer leur histoire.
À la même époque, du côté français, il y avait aussi des officiers qui ont écrit leurs mémoires et raconté leurs histoires, leurs crimes, etc. Et puis il y avait les nouvelles générations qui avaient besoin de connaître cette histoire de laquelle, apparemment, plus on s’éloigne, plus on se rapproche.
En tant qu’historien, que pouvez-vous dire sur la teneur du documentaire sur les armes chimiques ? Il y est fait état d’au moins 450 opérations dans lesquelles ces armes ont été utilisées…
Ce n’est pas étonnant, parce que le film se déroule sous le plan Challe. Le plan Challe est un rouleau compresseur qui est absolument terrifiant, qui s’est déversé sur toute l’Algérie pendant l’année 1959 pour essayer d’exterminer les maquis de l’intérieur.
Dans mon film “L’indépendance aux deux visages”, il y a justement un témoignage de Youcef Khatib qui raconte cela.
Cela a été vraiment terrible et les combattants de l’ALN étaient obligés presque de manger des racines. Il y avait aussi le témoignage de Saout Al Arab (Salah Boubnider, ndlr) qui racontait aussi l’utilisation de tous les moyens possibles pour l’éradication des maquis. L’année 1959 a été absolument épouvantable, tous les témoignages concordent.
Un mot sur les tensions qui ne baissent pas entre l’Algérie et la France ?
Tout ce que je peux dire, c’est qu’il faut espérer que les deux pays puissent s’entendre. Il y a un appel qui vient de sortir (Tribune parue jeudi 13 mars dans Le Monde et cosignée par des franco-algériens, des Français d’origine algérienne et des Français aimant l’Algérie, dont Benjamin Stora, ndlr).
Il faut essayer de trouver des points de passage, des passerelles, ça paraît évident. Ce sera difficile parce que c’est une crise des plus sérieuses, des plus importantes.
Ça me désole, parce que quand j’ai commencé à travailler sur mon rapport (sur la colonisation) il y a 5 ans, l’objectif c’était précisément de travailler ensemble, de pouvoir avancer, de se réconcilier et de faire en sorte que les peuples se connaissent, se comprennent, mais 5 ans plus tard, malheureusement, je suis désolé de constater que c’est l’inverse qui se produit sous mes yeux. C’est désolant parce que c’est le combat d’une vie. J’ai commencé à travailler sur l’Algérie en 1974.
Du nouveau concernant la commission mixte d’historiens ?
J’ai des contacts personnels avec les historiens membres de la commission, comme cela a toujours été le cas. Mais sur le plan institutionnel, il n’y a pas de contacts officiels. Pour le moment les travaux restent suspendus, mais nous gardons le contact.