La décision du président Abdelaziz Bouteflika de retirer, mardi 5 juin, les augmentations des droits pour les documents administratifs, qui figuraient dans le projet de Loi de finances 2018 présenté par le gouvernement, est venue illustrer une nouvelle fois la difficile cohabitation entre le chef de l’État et son Premier ministre.
Ahmed Ouyahia avait, dans un communiqué publié le 24 mai sur le site du Premier ministère, justifié et défendu les mesures relatives aux nouveaux tarifs des documents biométriques (carte nationale d’identité, passeport, permis de conduire et carte d’immatriculation). « Les nouveaux tarifs appliqués aux documents électroniques reflètent leur coût : l’établissement relevant du ministère de l’Intérieur qui les produit a fourni les prix de revient de chacun de ces documents, et c’est à partir de cela que les nouveaux tarifs de délivrance ont été fixés », a justifié le Premier ministère.
Noureddine Bedoui, ministre de l’Intérieur, a, dans un premier temps, déclaré que le progrès « avait un coût », avant de se raviser et d’annoncer que les nouveaux tarifs des documents électroniques étaient « toujours au stade de l’examen et d’étude ».
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Devant la polémique suscitée par les nouveaux tarifs des documents administratifs et la concession des terres agricoles aux étrangers, le président Bouteflika a demandé une seconde lecture du projet de Loi de finances complémentaire. Lors de cette lecture, la mesure sur les terres agricoles été supprimée, mais pas celle sur les nouveaux tarifs du passeport et de la carte d’identité et des autres documents.
Visiblement, on attendait la tenue du Conseil des ministres, à quelques jours de la fête de l’Aïd, pour que l’annonce du président sur le retrait (et non pas l’annulation) des nouveaux tarifs des documents ait plus d’écho auprès de l’opinion. L’annonce, bien étudiée, a été faite à une heure de grande écoute à la télévision, moins d’une heure avant l’iftar, mardi 05 juin.
Un désaveu public
Sur le plan de la communication, un président qui apaise les inquiétudes populaires sur le pouvoir d’achat, en plein mois de Ramadan, ne peut être que fructueux à son image à quelques mois de l’élection présidentielle. Politiquement, cela s’appelle un désaveu public au Premier ministre dont l’image auprès des couches populaires est déjà détériorée depuis longtemps. Les Algériens n’ont toujours pas oublié « les ponctions sur salaires » des travailleurs en 1997, décidées par Ouyahia. Ils les rappellent régulièrement sur les réseaux sociaux.
Ouyahia n’est pas à sa première difficulté. En remplaçant Abdelmadjid Tebboune, parti dans les conditions que l’on sait en août 2017, Ahmed Ouyahia a tenté d’adopter, à son retour au Palais du Docteur Sâadane, le langage de « la vérité ». Pour justifier le recours à la planche à billets, il a déclaré que l’État n’était presque plus en mesure d’assurer les salaires des fonctionnaires. Après cette déclaration, il a été accusé d’avoir fait peur aux Algériens. Il a été fortement critiqué par l’opposition au Parlement et même par le FLN.
Début décembre 2017, Ouyahia a essayé de réorganiser le secteur de l’automobile en rendant publique une liste ne comprenant que 5 constructeurs autorisés à s’installer en Algérie. En février, le Premier ministre a été forcé d’élargir cette liste pour contenir une quarantaine de marques, sans qu’une explication rationnelle ne soit donnée à l’opinion publique sur ce changement.
Ensuite, Ouyahia a pris l’initiative d’engager un pacte de Partenariat Public-Privé (PPP), en décembre 2017, en disant que la plupart des entreprises publiques n’ont plus de capacité de produire et d’avoir des marchés à moins de changer de méthodes de gestion. Il a été, cette fois-ci, désavoué, publiquement aussi, par le FLN, parti de la majorité parlementaire, qui a critiqué « la privatisation déguisée » et a exigé à être « consulté » par le gouvernement.
Manque de confiance ?
Mais pourquoi le président de la République corrige, recadre ou rappelle à l’ordre à chaque fois son Premier ministre ? Dysfonctionnement dans le processus de prise de décision ? Manque de coordination ? Manque de confiance ? Ou s’agit-il d’un simple échange de rôles entre « le méchant » et « le bon » sur une scène politique où tout est désormais possible ?
Ouyahia, qui a servi pendant sept ans en tant que chef du gouvernement sous le président Bouteflika, à partir de 2003, connaît, en théorie, parfaitement la méthode de travail du chef de l’État, surtout qu’il a également été son directeur de cabinet à la présidence de la République pendant trois ans. Pourquoi alors prend-il des décisions qui ne semblent pas plaire au Palais d’El Mouradia en donnant l’impression de cumuler les erreurs ou du moins ce qui en ressemble ? Cherche-t-il à imposer sa « méthode » profitant de ce qui ressemble à une vacuité politique même s’il connaît « les limites » d’un Premier ministre en Algérie ?
À première vue, Ouyahia qui, un jour, pourrait être candidat à la présidence de la République, cherche à cultiver l’image de « l’homme rationnel » qui veut introduire de la rigueur dans la gestion économique et entend limiter les dépenses publiques. Les rappels à l’ordre présidentiels, selon cette logique, paraissent populistes.
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Bras de fer avec « la famille révolutionnaire »
Mais les différends ne se limitent à la gestion des affaire de l’État. Jeudi 31 mai, Ahmed Ouyahia a déclaré que les entrepreneurs algériens peuvent s’appuyer sur la communauté algérienne à l’étranger mais aussi les anciens d’Algérie ou les pieds noirs pour « exporter, ouvrir des portes et conquérir des marchés ».
Des déclarations qui ont fait réagir vivement la très réservée Organisation nationale des Moudjahidin (ONM) qui a accusé Ouyahia de « porter atteinte à la dignité du peuple algérien et à l’histoire de sa Révolution ». Elle a déploré que de telles déclarations soient faites par des hauts responsables qui « ignorent les crimes commis par les pieds noirs contre le peuple algérien durant la colonisation ».
Comment Ouyahia, qui s’est déplacé à deux reprises à Paris ces derniers mois, va-t-il gérer ce nouveau front ouvert avec « la famille révolutionnaire » ? Va-t-il s’appuyer sur Tayeb Zitouni, ministre des Moudjahidin, militant du RND ? Où va-t-il laisser passer la tempête, comme d’habitude, et rebondir après ?
L’histoire récente de la politique en Algérie a retenu que les hauts responsables qui entrent en confrontation avec « la famille révolutionnaire » perdent toutes les parties.
Ouyahia prend-il le risque ? Ou n’a-t-il plus rien à perdre ? On sera fixé les prochaines semaines. Comme pour d’autres hommes politiques, à l’image de Djamel Ould Abbes, l’été sera très chaud. L’approche de l’échéance de 2019 fait monter la pression dans les machines.