Dans cet entretien, Soufiane Djilali revient sur l’échec de la candidature de l’Algérie aux Brics, les leçons à tirer, la situation politique et l’état des libertés dans le pays.
La candidature de l’Algérie aux BRICS n’a pas été retenue. Pourquoi ?
Soufiane Djilali : À part de simples supputations, jusqu’à présent je ne pense pas que les critères de choix à l’adhésion aient été clairement énoncés et encore moins les raisons exactes pour lesquelles l’Algérie n’a pas été retenue.
Comme chacun s’en doute, les enjeux géostratégiques sont énormes. Les cinq membres initiateurs ont évalué les candidatures selon leur propre angle de vue et leurs intérêts.
Il faut comprendre qu’à ce niveau, ce ne sont pas des critères objectifs comme pourrait l’être la correction d’un QCM avec une note précise. Il faut saisir le contexte géopolitique général et les objectifs de ce regroupement pour ensuite décider de l’opportunité de notre démarche.
Les BRICS se sont assignés un défi à relever, celui de faire basculer le système mondial d’un régime unipolaire à un système multipolaire.
L’élargissement opéré à Johannesburg devait répondre à des préoccupations précises et particulières à chacun des membres du groupe. Il y avait, à l’évidence, également un objectif collectif. Les sentiments n’interviennent en aucun cas dans ce genre de décisions.
Aujourd’hui, il y a un face à face entre l’Occident global et les BRICS. Le premier veut maintenir son hégémonie sur le monde, les autres tablent sur la multipolarité.
Entre les deux groupes, il y a donc rivalité mais aussi des liens très puissants bien que différenciés. Si la Russie s’est retrouvée en situation de rupture presque totale avec le pôle occidental, cela n’est pas le cas pour les 4 autres dont l’interdépendance, avec les États-Unis et l’Union Européenne, est encore vitale pour chacun d’eux.
L’émergence du monde multipolaire fera face à d’énormes résistances. Les États-Unis ne veulent pas perdre leur leadership et agiront sur tous les fronts pour annihiler ou au moins retarder l’avènement d’un nouveau système international dans lequel ils perdraient leur position dominante.
Les cinq devaient donc prendre en considération les avantages et les inconvénients de l’élargissement.
Ils devaient conforter la dynamique qui se développe en leur faveur en renforçant leurs rangs mais sans trop se diluer, ce qui aurait amené trop de contradictions dans un groupe en formation, qui n’a aucune existence formelle sur le plan du droit international, encore fragile et par définition hétéroclite, puisque l’objectif à terme est justement la multipolarité.
Voyons maintenant le profil des candidats admis et inscrivons les choix opérés dans la matrice de ce bras de force feutré qui se développe entre les deux pôles.
Pour les BRICS, il fallait s’emparer d’abord du Moyen-Orient, réservoir énergétique et jusqu’alors pro-américain, occupant un carrefour ultrasensible.
La Chine avait commencé par déminer le conflit Iran-Arabie Saoudite. Puis, avec en plus les Émirats arabes unis, c’est pratiquement l’ensemble des pays riverains du Golfe arabo-persique qui se réorienterait vers l’Est.
À ce sujet, il est intéressant de noter la réaction de l’Arabie Saoudite qui a été invitée à rejoindre le groupe sans qu’elle n’ait avancé par elle-même sa candidature.
C’est en tous les cas ce qu’a laissé entendre son ministre des Affaires étrangères. Si les choses se confirment, c’est un double coup pour les BRICS.
En plus de l’importance géoéconomique de cette région, c’est le monde arabo-islamique qui est réaligné à travers l’Iran, l’Arabie Saoudite, les EAU et l’Egypte sur le trio Russie-Inde-Chine (RIC).
« Les atouts potentiels de l’Algérie pour une intégration dans un groupe aussi lourd sont tous désactivés »
Imaginons qu’au prochain coup, l’Indonésie, le Pakistan et la Turquie s’impliqueront, c’est l’ensemble du monde musulman qui entrera en coopération avec les mondes Orthodoxe, Confucéen et Hindouiste. C’est la théorie de Samuel Huntington qui sera remise au goût du jour !
Autre point sensible traité, le conflit potentiellement déstabilisateur du projet multipolaire qui peut être généré par les tensions entre l’Ethiopie et l’Egypte au sujet des eaux du Nil.
Il faut rappeler que la Chine a d’énormes investissements en Ethiopie qui est également sa porte d’entrée pour tout le continent Est-Africain. La relation Egypte-Ethiopie devra être managée dans ce cadre. Reste l’Argentine : il fallait équilibrer les entrées entre les continents visés et rassurer l’Amérique latine.
Dans ce décor, qu’aurait pu apporter l’Algérie dans cette phase précise ? Malgré tout le capital symbolique, politique et potentiellement économique, que nous possédons, pour l’instant, le groupe ne pouvait pas nous assimiler.
Nous sommes actuellement coupés, pour des raisons sécuritaires et d’instabilité politique chez tous nos voisins, de notre espace géostratégique.
Le portail vers l’Afrique de l’Ouest est pour le moment fermé. Notre économie ne ressemble à rien. Notre influence dans notre sphère naturelle commence à peine à renaître de ses cendres.
À part notre gaz pour lequel l’Europe est en position de demande, rien, même pas le pétrole, ne représente un quelconque avantage stratégique significatif.
Dans la configuration actuelle, les atouts potentiels de l’Algérie pour une intégration dans un groupe aussi lourd sont tous désactivés. Par contre, dans une perspective à moyen terme, l’équation pourra changer. À nous de faire le travail et de nous préparer sérieusement pour la prochaine échéance.
L’Inde et le Brésil ont voté contre la candidature algérienne. Est-ce que les considérations géopolitiques ont prévalu dans le choix des candidatures ? Par exemple l’Ethiopie n’a pas une économie puissante et sa candidature a été retenue
Soufiane Djilali : D’abord, je ne suis pas du tout convaincu qu’il y ait eu un quelconque vote. Il ne s’agissait pas ici d’une élection. Il y avait, à ma connaissance, 17 pays qui avaient formulé leur candidature.
Il ne s’agissait pas de laisser le hasard du vote désigner les futurs membres. Si les critères relevaient de normes objectives économiques comme par exemple le PIB total ou par habitant, l’IDH (indice du développement humain), ou les réserves de pétrole, la liste des admis aurait été totalement différente.
Pour le moment, l’Algérie ne pouvait pas apporter une plus-value dans l’agenda des BRICS, alors elle n’a pas été retenue.
Maintenant, le contexte géopolitique ne restera pas figé, la prochaine vague d’admission, peut-être à Kazan (Russie) en 2024, se fera en fonction d’autres critères que ceux qui ont présidé le choix cette fois-ci. Il faut que notre diplomatie se renseigne sur les prochains enjeux et prépare le pays à cette échéance.
Quelles sont les leçons que l’Algérie doit-elle tirer de cet échec ?
D’abord, il faut relativiser l’échec sans le nier. Ce ratage doit nous pousser à réfléchir sur nous-mêmes et surtout à ne pas réagir intempestivement.
Au contraire, il faut raison garder. Il faut s’adresser aux Algériens avec beaucoup de franchise et d’humilité pour leur dire que si cette étape n’a pas été franchie avec succès, ce n’est que partie remise.
Certes, il y a eu des erreurs d’évaluation et de communication mais ce n’est pas dramatique en soi.
Maintenant, il faut rassembler toutes les énergies nationales. Il y a sûrement des révisions déchirantes à faire. C’est inéluctable. Nous ne pouvons pas laisser la démoralisation s’installer sans réagir.
Des changements structuraux doivent intervenir selon un plan réfléchi avec des objectifs bien cernés. Commençons par l’ouverture d’un débat libre et serein. Les médias doivent recouvrer toutes leurs marges de manœuvre. La peur qui s’est installée dans toutes les rédactions est contre-productive.
Mettons l’intérêt du pays au-dessus des nôtres, regardons où sont nos points forts et où sont nos points faibles, retroussons les manches, organisons-nous rationnellement, confions les responsabilités aux compétents et aux méritants et surtout sortons de nos illusions.
L’économie algérienne trop dépendante des hydrocarbures n’est pas de taille pour rivaliser avec des économies modernes et puissantes. Après le rejet de la candidature algérienne aux Brics, vous avez réagi en affirmant que le rejet de la candidature algérienne est peut-être un mal pour un bien ?
Alors faisons en sorte d’avoir cette économie indépendante des hydrocarbures, moderne et puissante ! Nous atteignons péniblement un PIB entre 160 et 200 milliards de dollars selon les fluctuations des cours du pétrole et de la pluviométrie.
Pourtant, notre potentiel est d’au moins 500 milliards de dollars. Je suis persuadé que nous pouvons faire une croissance entre 5 et 7%, voire plus.
Je reste convaincu que l’Algérie peut drainer d’énormes investissements à partir de l’Europe et de certains pays asiatiques. L’Europe a besoin d’assurance pour son approvisionnement énergétique et elle a les moyens de coopérer avec nous dans un challenge gagnant-gagnant.
« L’argent tourne au ralenti, s’il n’est pas exporté ou au moins thésaurisé. »
Pour cela, il faut transformer notre bureaucratie qui est un bourreau de l’économie et un nid de prédateurs. Dans le domaine des IDE, notre image a tellement été abîmée qu’il est très difficile de convaincre de nouveaux opérateurs si nous ne donnons pas de sérieuses garanties légales.
Tant que nous n’avons pas compris que l’économie n’est pas l’affaire de la bureaucratie de l’Etat, nous n’avancerons pas ! Ces dernières années, il y a une forme de psychose soft dans tous les milieux d’affaires. L’argent tourne au ralenti, s’il n’est pas exporté ou au moins thésaurisé.
Je reconnais qu’il y a eu des efforts de la part de certains secteurs ces derniers mois mais c’est totalement insuffisant.
Si par ailleurs la question des ressources humaines n’est pas prise au sérieux, l’Algérie étouffera et finira par s’effondrer sous l’effet de l’incompétence et de la médiocrité qui se sont enracinés depuis des décennies. Dire cela me fait mal, mais malheureusement c’est notre triste réalité.
Avoir une vision de notre avenir en conformité avec le monde d’aujourd’hui et même, par anticipation, de demain, préparer une stratégie de développement intelligente, sélectionner les profils idoines des responsables à tous les niveaux et entamer la bonne action : voilà ce qu’il y a lieu de faire.
Pour paraphraser un célèbre réalisateur de cinéma : pour faire une bonne économie, il faut trois choses : le travail, le travail et puis le travail !
L’Algérie paie-t-elle les retards de son économie ?
Soufiane Djilali : Pas que. Disons pour faire bref, qu’elle paye pour sa non-économie et pour sa fausse gouvernance. Ces deux tares ne datent pas d’aujourd’hui.
Elles sont apparues très tôt à cause d’une incapacité à faire notre autocritique, à nous évaluer rationnellement et à nous adapter à l’évolution du monde.
C’est la mentalité de notre société qui a été faussée par le populisme incessant et envahissant et par notre impréparation à affronter un monde moderne qui est extérieur à notre champ de conscience.
Nous sommes en état d’anomie, notre perception du monde se fait à travers de fausses croyances, ce qui nous met en décalage avec le réel. Trop d’idéologie et pas assez de pragmatisme, voilà la source de nos maux.
La gestion de l’économie locale par les walis est-elle une bonne chose ?
Soufiane Djilali : Dans les faits, l’administration est devenue le centre des décisions économiques. Probablement l’inertie du système et sa volonté de s’accaparer le pouvoir décisionnaire sur les richesses du pays n’a pas permis la mise en place d’une économie de marché.
Les Walis n’ont absolument pas vocation pour diriger l’économie. Ni leur formation, ni leurs prérogatives ne les destinaient à ce rôle.
C’est à l’entreprise de gérer l’économie. D’aucuns verront dans ces propos une volonté néolibérale. Il ne s’agit en aucune façon de livrer le pays à de nouveaux prédateurs au nom de l’économie de marché. L’Etat doit garder le pouvoir de régulation et de contrôle.
Plus que cela, il doit garder un pouvoir direct sur les secteurs névralgiques. Nous sommes dans une phase où le capital, s’il devait agir librement, ferait encore plus de mal au pays.
Par contre, que l’Etat s’arroge de nouveau, des monopoles pour l’importation de produits de consommation, harcèle les commerçants pour des stocks de bananes ou d’huile, et empoisonne la vie des agents économiques, cela devient caricatural.
Aujourd’hui, les caisses de sécurité sociales, les impôts, l’administration centrale, sans compter les différents intermédiaires deviennent des outils antiéconomiques.
À mon sens, il faut diminuer les charges des entreprises tout en devenant impitoyable pour les fraudeurs. Au lieu de cela, la mentalité régnante a été de taper fort sur le marché formel et fermer les yeux sur l’informel.
L’Homo economicus fuira naturellement l’espace officiel réprimé pour se réfugier dans celui qui est hors de contrôle de l’Etat. Vous savez, au fond, nous avons un problème philosophique et psychologique dans la gestion de notre économie. Au final, il faudra décider si nous voulons développer le pays ou si nous voulons le mettre à l’arrêt !
Quelle est la situation politique à la veille de la rentrée sociale ?
Soufiane Djilali : Cela dépend de ce que l’on entend par politique et sous quel angle on formule le jugement. En ce qui concerne le climat général, les Algériens ne s’intéressent plus vraiment à ce qu’il se passe.
Quelques membres du gouvernement font ce qu’ils peuvent mais je ne vois aucune perspective claire. Le Premier ministre est transparent et personne n’explique sérieusement pour quel projet devrait-on se mobiliser.
Concernant l’activité de la classe politique, c’est malheureusement le néant. La désaffection populaire est générale. Je reconnais que les partis politiques n’ont plus de crédit et cela pose un vrai problème de société.
Là aussi, il faut reconnaître que la classe politique a une bonne part de responsabilité. Nous n’avons pas pu construire un champ politique sain et apte à relever les défis. Je suis dépité devant l’indigence de certains discours.
L’Algérie est fatiguée de revoir sans arrêt les mêmes figures recyclées, d’écouter les mêmes discours creux et de regarder les mêmes applaudisseurs intéressés. Vraiment, elle mériterait bien mieux.
Quelle est la situation des libertés dans le pays quatre ans après le Hirak ?
Pas au mieux de leurs formes. Il faut dire qu’il y a eu, durant le Hirak, une grande confusion entre ce qui est liberté et ce qui est désordre.
Beaucoup ne savaient plus faire la différence entre la liberté d’expression pour critiquer les choses avec raison et les attaques odieuses sur les personnes, leurs familles, leur notoriété.
Nous avons vécu une phase quasi hystérique et les plus zélés ne s’apercevaient même pas qu’ils réengageaient le pays vers la confrontation interne.
Il fallait une remise en ordre pour calmer les ardeurs et laisser percer au jour une lucidité qui avait été bannie de l’action politique.
Depuis, les choses se sont apaisées de ce côté et le zèle de certains s’est calmé. Par contre, de l’autre côté, les verrous sont toujours là. Je le déplore. Il n’est pas possible de construire un Etat de droit et une démocratie sans des libertés bien comprises.
L’omerta, à tous les niveaux, fait l’affaire de la corruption, de la prédation et de l’incompétence. Depuis 1962, l’Algérie n’a cessé d’être éprouvée sans qu’elle n’en tire les véritables leçons. Jusqu’à quand ?