Abdelaziz Bouteflika a été fait président en 1999 par l’armée et c’est cette même armée qui vient de lui montrer la porte de sortie.
Avec la proposition du chef d’état-major d’appliquer l’article 102 de la Constitution pour sortir de l’impasse née de l’entêtement du président à s’accrocher au pouvoir, c’est un gros mythe de la présidence Bouteflika qui s’effrite : celui d’un président qui a réussi là où tous les autres ont échoué, c’est-à-dire à maîtriser les puissants chefs de l’armée et à faire de cette dernière un simple fer de lance aux mains du pouvoir politique.
L’illusion a duré moins de trois ans. En 2015, lorsque le puissant général Toufik, chef des services et faiseur de rois pendant 25 ans, était effacé de la vie nationale d’un trait de plume du président, les Algériens avaient cru au début d’une nouvelle ère et à la fin du pouvoir de l’ombre.
Le règne de Bouteflika avait débuté 16 ans plutôt par un caprice et un petit bras de fer avec les généraux qui l’avaient fait sortir de sa longue traversée du désert. Le soir même de son élection, le 15 avril 1999, il aurait menacé de rentrer chez lui si on ne l’annonçait pas vainqueur avec un score au moins aussi gros que celui de son prédécesseur, Liamine Zeroual.
Un « trois-quarts » de président
Pour un système rôdé à la fraude, ce n’était pas trop demander. Mais l’enjeu était de taille pour les deux parties. Les généraux voulaient un président « mal élu » auquel sera rappelé son déficit de légitimité à chaque fois que de besoin et Bouteflika ne souhaitait pas être un « trois-quarts de président ». Bouteflika finira par avoir son « gros score », mais le plus dur était à venir.
Pendant son premier mandat, avec Toufik aux services et Mohamed Lamari à l’état-major, il n’aura jamais les coudées franches. Dans son premier gouvernement, il voulait nommer à la Défense Yazid Zerhouni, un ancien des services, mais les militaires avaient mis leur véto. À mesure que le premier mandat se consommait, la première grande bataille se profilait.
L’élection était prévue pour avril 2004, mais dès 2003, le chef de l’armée s’était ouvertement exprimé pour le changement. Lamari avait les chars et les unités de combat, Bouteflika, lui, avait les prérogatives constitutionnelles et une arme plus redoutable, l’intrigue, avec une devise qui a fait ses preuves par ailleurs : diviser pour régner.
Sur ce terrain, il se montrera imbattable, ou presque. Il convainc Toufik de marcher avec lui et remporte haut la main l’élection de laquelle le candidat supposé être soutenu par l’état-major, Ali Benflis, sort laminé. Lamari démissionne, remplacé par Ahmed Gaïd Salah, et Bouteflika n’est plus un « trois-quarts » de président. Du moins, il ne sera plus contesté, même lorsqu’il triture la constitution pour casser le verrou de limitation des mandats en 2008.
On ne sait pas avec certitude ce qui s’est passé (certains parlent d’un désaccord sur la loi sur les hydrocarbures, d’autres d’une opposition à des velléités d’une succession dynastique) mais les rapports entre le patron des services et le président se détérioreront gravement dès l’année 2013, année durant laquelle Bouteflika fut victime d’un AVC.
Le soutien de l’état-major contre le DRS
N’empêche, il se fera réélire pour un quatrième mandat en 2014 dans un scénario semblable à celui de 2004, avec un inversement des rôles : Bouteflika avait cette fois le soutien de l’état-major contre le chef du DRS.
La guerre se poursuivra jusqu’en 2015 avec la mise à la retraite de Toufik et des conséquences lourdes sur les rapports de forces. Plus que le président, c’est l’état-major qui en est sorti le plus renforcé en récupérant plusieurs prérogatives et services du DRS, comme la DCSA, considérée comme la colonne vertébrale des services.
Les analystes diront plus tard que Bouteflika n’avait pas vaincu Toufik par ses seules prérogatives constitutionnelles et qu’il n’aurait pas pu le faire sans le concours de l’état-major de l’armée. D’autres diront que le président s’est comporté plus en homme de pouvoir qu’en homme d’État et ce n’est pas complètement faux.
Pendant vingt ans, Bouteflika s’est attelé à bâtir une armée forte en lui allouant un budget conséquent, ce qui est louable si l’on considère que les capacités actuelles de l’ANP constituent un acquis pour la défense nationale. Mais Bouteflika est soupçonné d’avoir nourri l’idée d’en faire un outil de consolidation et de préservation de son pouvoir.
Car parallèlement au renforcement de l’armée et de la police, il a fait de toutes les autres institutions et de tous les contre-pouvoirs des coquilles vides, des partis politiques au Parlement, en passant par la justice, le DRS, l’administration, les associations, les médias publics, le Conseil constitutionnel, la Banque centrale, le gouvernement… Au fil des années, toutes ces institutions perdront de leur substance sous les oukases de Bouteflika.
« Je suis le rédacteur en chef de l’APS », disait-il un jour. Un autre, il expliquait aux juges qu’ils ne devaient pas désobéir au président qui est l’émanation de la volonté populaire. La crise qui secoue le pays depuis plus d’un mois, l’une des plus graves de son histoire, aurait pu être évitée, du moins écourtée, si toutes ces institutions pouvaient jouer leur rôle.
Il n’y a rien de paradoxale à ce que la solution soit aujourd’hui entre les mains de la seule institution qui a échappé à la destruction programmée. Le paradoxe est ailleurs : Bouteflika, soucieux de la préservation de son pouvoir, a tout misé sur l’armée jusqu’à en faire la seule force capable de le mettre dehors.