Les violences et la répression qui ont entaché la grande manifestation du huitième vendredi à Alger ne sont, malgré leur caractère spectaculaire, qu’une énième épreuve à laquelle est confronté le mouvement populaire depuis le 22 février.
Les tirs massifs de bombes de gaz lacrymogène, les canons à eau, utilisés contre des foules pacifiques sous prétexte de contrer des “délinquants infiltrés” s’ajoutent à la longue liste d’obstacles dressés par le pouvoir sur le chemin du mouvement, sans parvenir à l’arrêter.
Depuis le 22 février, et déjà bien avant, la fronde populaire contre le système, incarné au début par la présidence Bouteflika, a dû déjouer de nombreuses manœuvres visant à la détourner de ses objectifs et en la faisant déraper vers la violence.
Stratégie de la peur
Bien avant le début des manifestations, alors que les partis de l’Alliance présidentielles et d’autres appareils du pouvoir préparaient la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat, les membres du gouvernement et les proches du président sentaient la fronde monter au sein de la majorité de la population.
Ahmed Ouyahia, alors Premier ministre, avait même prédit un destin syrien à l’Algérie au cas où l’opposition avait recours à la rue pour dénoncer le pouvoir.
Il avait même affirmé, le 2 février, soit 20 jours avant le début du mouvement, que “l’État a prouvé par le passé qu’il peut maîtriser la rue”.
Une mise en garde qui ne sera pas prise en compte par les Algériens qui sont sortis le vendredi 22 février, à travers tout le pays, par millions contre le cinquième mandat de Bouteflika.
La stratégie de la peur a été déjouée dès le début de la protesta, par la détermination, le pacifisme et le civisme du peuple. Mais d’autres épreuves, d’autres écueils allaient se dresser sur son chemin les semaines suivantes.
La carte de la division
Après le 22 février, après que le peuple algérien ait brisé le mur de la peur, les manœuvres du pouvoir visant à diviser l’opinion, en faisant appel à ses vieux démons se sont multipliées.
Ainsi, sur les réseaux sociaux, des messages anonymes et douteux prolifèrent, appuyés par des politiciens et même des chefs de partis et élus, ont attaqué et dénigré le drapeau amazigh, en l’assimilant à un drapeau régionaliste et séparatiste.
Sur les réseaux sociaux, le drapeau amazigh a été présenté comme un emblème du MAK (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie), un symbole raciste représentant une hostilité à l’islam et à d’autres valeurs algériennes.
Cette manœuvre, ou tentative de semer la zizanie, a été la première à essuyer un échec cuisant. Lors des marches qu’a connues l’Algérie depuis le 22 février, le drapeau amazigh a pris de plus en plus de place. Il a été démontré que sa présence massive dans les cortèges de manifestants ne causait aucun trouble et que, bien au contraire, la mobilisation contre le pouvoir était l’occasion pour les Algériens de se réconcilier avec eux-mêmes.
Plus tard, d’autres manœuvres consistant à agiter l’épouvantail du “projet d’occidentalisation” de la société algérienne” ont été menées par des parties occultes. Les féministes et les militants progressistes, fortement présents lors des marches partout en Algérie, ont été présentés comme des instruments, des “agents” de puissances occidentales. Des chaînes de télévision sont même allées jusqu’à applaudir l’expulsion violente de militantes féministes lors de manifestations à Alger, et ce, dès le 8 mars. Une nouvelle manœuvre qui a, comme les précédentes, échoué. La cohésion du peuple est restée intacte et son objectif premier, “dégager tout le système”, est resté en ligne de mire.
Islamisme, risque terroriste, ingérences étrangères, “main étrangère”, agression des manifestants par des “délinquants” et “infiltrés” sont autant d’épouvantails agités par certaines parties pour biser la dynamique populaire d’émancipation.
Les demi-mesures
Depuis que le peuple a exprimé son rejet franc et massif du cinquième mandat de Buoteflika et de tout le pouvoir par la suite, ce dernier a répondu en proposant, à plusieurs reprises des solutions, sans parvenir à calmer la rue.
Du report de l’élection présidentielle avec l’organisation d’une conférence nationale et une période de transition sous la présidence de Bouteflika, à la nomination de Bensalah comme président par intérim et l’organisation d’élections présidentielles dans un délai de 90 jours, les propositions du pouvoir ont toutes été, jusqu’à présent refusées par le peuple.
Chaque vendredi, les Algériens se « réunissent » dans ce qui peut être comparé à une véritable assemblée populaire souveraine dans les rues des villes algériennes pour dire sa réponse.
Cette réponse a été, jusqu’à présent un non franc au cinquième mandat, au prolongement du quatrième mandat de Bouteflika, au gouvernement Bedoui, à la présidence par intérim de Bensalah et à l’application de l’article 102 sans l’application des articles 7 et 8 de la Constitution.
À chaque fois que ces propositions du pouvoir ont été formulées, les observateurs se sont attendus à ce qu’il y ait un début de division de l’opinion algérienne, entre ceux qui les accueillent favorablement et ceux qui les rejettent mais rien de cela n’a été. L’objectif premier et principal pour lequel les Algériens sont sortis dans la rue reste le même : obtenir le départ réel et total du régime de Bouteflika.
Baltaguis et répression
À chaque vendredi de protestation contre le pouvoir, les marches se déroulent sans aucun incident partout dans le pays. À Alger également, les manifestations sont, depuis le 22 février, l’occasion de voir des scènes de cohésion des Algériens, d’unité, de détermination et de pacifisme, rarement, voire jamais vus ailleurs dans le monde.
Mais lors de chaque marche dans la capitale, des affrontements entre “éléments perturbateurs” ou “délinquants infiltrés”, pour reprendre la terminologie utilisée par la DGSN, ont lieu en fin de journée.
Jusqu’au septième vendredi, ces affrontements entre une infime minorité de casseurs et les forces de l’ordre se déroulaient loin du centre-ville, où se retrouvent la grande majorité des manifestants. Ils ont eu lieu sur les hauteurs du quartier de Télemly, près du Palais du peuple, de l’école des Beaux-Arts et à la place Addis-Abeba, sur le chemin de la Présidence.
Mais lors du huitième vendredi, ces affrontements ont eu lieu au niveau de la place Maurice Audin. Les forces de l’ordre ont chargé, sans distinction les casseurs et les manifestants pacifiques, mettant en danger la vie des enfants et des personnes âgées, qui participaient aux manifestations.
Les innombrables grenades lacrymogènes tirées par les policiers sous prétexte de contrer les casseurs ont causé de nombreux dégâts au niveau du Boulevard Mohamed V. Ils n’ont épargné ni les éléments perturbateurs ni la grande majorité de manifestants pacifiques. Au bout de quelques minutes, la place Maurice Audin et la rue Didouche Mourad ont été vidées de leurs occupants, des citoyens qui n’avaient rien à se reprocher ont été forcés d’interrompre leur manifestation pacifique et joyeuse.
Cette répression qui n’a pas distingué les manifestants pacifiques des casseurs n’a pas écorné la réputation de non-violence et de civisme des manifestations mais servira, sans doute, les desseins visant à diviser, terroriser, intimider les manifestants pacifiques.
La répression de ce vendredi est une nouvelle épreuve qui se dresse, après tant d’autres, sur le chemin du mouvement populaire national vers l’émancipation et le départ du système. Rien d’étonnant. Puisqu’un mouvement aussi massif, aux revendications aussi radicales, légitimes et essentielles ne pouvait que subir des tentatives de diversions, de détournement ou de contournement. Le pouvoir défend ses positions. C’était prévisible et il est illusoire de croire qu’il va céder facilement.
La suite des événements reste difficile à prédire, tant les acteurs et facteurs entrant en jeu sont nombreux et imprévisibles, mais il est certain que, comme il l’a fait par le passé, le génie populaire qui guide ce mouvement depuis son début trouvera de nouvelles parades pour dépasser de nouveaux obstacles que le pouvoir s’attellera à dresser sur son chemin.