Chronique livresque. Il y a un peu plus d’un mois fut publié en France la traduction du livre-enquête de Mikhail Zygar « Les hommes du Kremlin ». À sa sortie, le livre fut couvert d’éloges y compris par le grand journal américain The Washington Post : « L’unique journaliste capable de nous ouvrir ainsi les yeux sur une réalité que l’on croyait pourtant connaitre. »
Si nous avons décidé de parler d’un livre non disponible pour l’instant en Algérie, c’est parce que cette enquête passionnante, nourrie aux meilleures sources sur le pouvoir russe, ne nous semble pas si éloignée, à tout le moins dans un chapitre précis, de la situation algérienne. On peut même dire qu’elle pourrait préfigurer ce qui pourrait se passer à l’avenir dans notre pays.
En effet, une séquence forte de cet essai, la lutte de Poutine avec les oligarques, nous rappelle, toutes proportions gardées, un épisode de l’été passé où le bruit et la fureur ont tenu lieu de feuilleton estival. La presse alimentée à satiété avait mis trop de passion dans une séquence qui aurait gagné à être gardée dans le silence feutré des cabinets. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.
Mais enfin, l’objet de cette présentation est de parler de la Russie. Ouvrons le livre de Zygar. Quand Poutine prend le pouvoir, l’économie russe est entre les mains de quelques oligarques qui ont fait fortune grâce au bradage par Eltsine de quelque 800 entreprises nationales ainsi que des ressources du pays.
Exemple : Khodorskovski, le milliardaire emblématique de l’époque qui devint le patron non officiel de toute l’industrie pétrolière russe, bâtissant sa fortune sur l’achat de 45% des parts de Ioukos (géant pétrolier) pour un montant de 159 millions de dollars. Deux ans plus tard, la capitalisation boursière de l’entreprise avait atteint les 9 milliards de dollars ! Précision : le moins fortuné des oligarques russes pèse plus que le plus fortuné des patrons algériens.
Première règle poutinienne : interdiction de faire de la politique
À l’été 2001, Vladimir Poutine réunit dans sa résidence d’été une dizaine des plus grands patrons russes. Il savait que l’État avait quasiment offert ses actifs à tous les chefs d’entreprise russe. Par conséquent, l’État donne, l’État ordonne.
Il expliqua posément, avec la fermeté qu’on lui connait et cette économie de mots qui fait sa force, les nouvelles règles du jeu, ses règles à lui qui venait de succéder à un Eltsine que les oligarques considéraient comme du beurre à tartiner. La première règle était simple et claire : interdiction de faire de la politique.
Les oligarques poussèrent un « ouf » de soulagement. Ce n’est donc que ça alors qu’ils s’attendaient au pire. Ne pas faire de politique, c’est-à-dire créer un parti ? Mais bien sûr ! Personne ne veut faire de la politique publiquement et franchement. Mais la majorité n’en pense pas moins. N’a-t-elle pas plus d’une corde à son arc et mille moyens d’être présente en politique sans enfreindre l’oukase du président ?
En cela, les patrons russes n’ont pas compris que Poutine était l’antithèse d’Eltsine : quand il parle d’interdiction, cela signifie qu’aucun patron ne doit ni financer un parti politique ou un mouvement, ni faire du lobbying, ni prendre position, ni même afficher ses idées politiques… Bref, être au-dessus de tout soupçon.
Le livre nous relate l’entretien entre le patron de BP, le Britannique lord Browne, et le patron de Ioukos en vue de l’achat de 25% des parts du géant russe : « Avec ses lunettes et sa voix douce, Khodorkovski pouvait à première vue passer pour quelqu’un de modeste, raconte Browne. Mais, à mesure que la discussion avançait, je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Il a commencé à parler de faire élire des gens à la Douma, de comment il ferait pour que les compagnies pétrolières ne paient pas beaucoup d’impôts et de toutes les personnes influentes qu’il avait dans sa poche. Il me paraissait trop puissant. »
Tout un programme politique qui commence par le contrôle de la Douma (chambre basse du parlement de Russie). Dans ce sens, Ioukos fit une véritable démonstration de sa force et de son poids quand il fit rejeter par la Douma, pourtant composée en majorité de fidèles à Poutine, une taxe du gouvernement russe sur l’extraction des matières minérales.
Sûr de sa puissance qui défiait le pouvoir de Poutine, Khodorkovski a évoqué avec plusieurs parlementaires la possibilité de modifier la Constitution qui donnait trop de pouvoir au président. Il se voyait même, et il ne s’en cachait pas, Premier ministre, en attendant la suite.
La suite ? Le Kremlin, évidemment. Dans la foulée, il se mit à financer tous les partis d’opposition. L’ambition de l’oligarque russe était sans limite. Son aveuglement aussi : il n’a pas compris que pour Poutine, à l’instar des Tsars, le pouvoir ne se partage pas.
Rien n’est excessif pour Poutine
Pour l’auteur, le premier affrontement public entre le roi des oligarques, au fait de sa puissance, et Poutine eut lieu au détour d’une réunion. Avant la rencontre, Khodorkovski qui avait préparé un texte dur pour dénoncer la corruption d’une entreprise privée russe, Rosneff, montra son discours à Volochine, patron de l’administration présidentielle. L’oligarque voulait savoir si son texte n’était pas trop violent pour être prononcé devant les médias qui couvriront la rencontre.
Volochine le soumet à Poutine et revint dire à l’oligarque que le président était d’accord et qu’il donnait son feu vert pour tout filmer. Khodorkovski lut son discours dénonciateur avec jubilation. Mais à peine avait-il terminé la lecture de son texte que le président le contra durement en défendant Rosneff et en s’interrogeant sur la façon dont Ioukos, qui appartenait à Khodorkovski, avait pu acquérir de « super réserves » (pétrolières). Et puisque l’oligarque dénonçait la corruption, le président enfonça le clou : « C’est extrêmement pertinent dans le cadre de l’affaire qui nous occupe », en faisant remarquer, dans la foulée, que Ioukos avait eu des problèmes d’arriérées d’impôts.
À la fin de la réunion, Pougatchev, un oligarque proche de Poutine, avant de devenir son ennemi juré, raconte que « le président lui demanda comment Khodorkovski « a-t-il mis la main sur Ioukos, hein ? Après tout ce dans quoi ils ont été impliqués, il m’accuse, moi, d’avoir reçu des pots-de-vin ? Il a du culot de me faire la leçon devant tout le monde. » Le plus stupéfiant est que Khodorkovski ne semble pas avoir pris la mesure des avertissements du président. Mieux encore, il se laissa aller à faire quelques déclarations provocatrices.
Ainsi, il s’impliqua dans la campagne en faveur de l’imminente intervention américaine en Irak alors que Poutine était contre. La réponse du berger à la bergère ne se fit pas attendre. Un terrible rapport intitulé : « État et oligarchie », élaborait par le très officiel Institut de la stratégie nationale, dénonçait la puissance hégémonique des oligarques : « La Russie est à la veille d’être la victime d’un coup d’État oligarchique insidieux. Après avoir achevé la privatisation des principaux atouts de l’économie nationale, les oligarques tentent à présent de privatiser l’espace politique russe. »
Après avoir pointé du doigt la volonté des oligarques de limiter les pouvoirs du président de la fédération de Russie, la conclusion du rapport est sans équivoque : « L’idéologue en chef de cette transformation est le dirigeant de Ioukos, Mikhail Khodorkovski », lequel serait, selon le même rapport, le principal candidat au poste de Premier ministre d’un gouvernement issu d’une modification constitutionnelle qui restreindrait les pouvoirs du chef de l’État. Autrement dit : adieu Poutine qui serait la victime d’un coup d’État constitutionnel.
Là aussi, le patron de Ioukos ne vit que du feu. Quelque temps plus tard, avec l’arrestation de son numéro 2, il comprit que le feu était chez lui. Mais il était loin de se douter qu’il prenait feu lui-même, car, avec ses appuis au Kremlin et ses relais à l’étranger, il pensait qu’il était intouchable. Erreur. Pour Poutine, comme le précise l’auteur, rien n’est excessif. C’est l’homme sans limite et sans frein par excellence. Il décide. Il agit. Il ne parle pas. Il n’annonce pas. Il frappe. C’est un slave. Pas un Maghrébin.
Khodorkovski fut arrêté en octobre 2003, entre deux avions, en Russie. L’opération fut menée prestement et secrètement. Même les conseillers les plus proches de Poutine n’apprirent la nouvelle que par la presse. Personne n’osa lever le petit doigt pour le sauver. L’arrestation du patron des oligarques désintégra cette caste. D’autres arrestations d’oligarques suivront, certains s’exileront, d’autres en mourront.
La Russie et le monde occidental apprendront qu’un nouveau Tsar est né en Russie : Poutine l’impitoyable. Mais la sauvegarde de la Russie n’est-elle pas à ce prix ?
Mikhail Zygar : Les hommes du Kremlin
Cherche midi (France)
Prix public : 21 euros