TRIBUNE. Depuis le 22 février 2019, un mouvement populaire sans précédent mobilise, chaque vendredi, de manière pacifique exemplaire, des millions d’Algériennes et d’Algériens dans les rues de nos villes pour revendiquer la fin d’un régime inique et corrompu et exiger l’avènement d’une nouvelle République Algérienne Démocratique construite sur la base d’un État de droit.
Ce mouvement a obtenu ses premières victoires à travers le départ d’un président impotent et la neutralisation des principaux chefs de la bande qui l’imposaient au service de leurs intérêts mafieux contre la volonté populaire.
Le commandement de l’Armée Nationale Populaire s’est rangé judicieusement et avec honneur aux cotés du peuple et a permis surtout de maintenir la stabilité et la sécurité du pays et de la population et d’empêcher la répression envisagée initialement par le pouvoir déchu.
Aujourd’hui, après plus de trois mois de contestation populaire, les citoyens continuent d’exiger le départ de tous les relents du régime honni et particulièrement les membres du gouvernement nommés par le président démissionnaire, les responsables des institutions restés en poste ainsi que les leaders des partis, laudateurs de l’ancienne alliance présidentielle sans oublier les walis et les hauts responsables de la justice qui ont servi avec zèle le pouvoir en place.
Le Commandement de l’ANP qui s’est engagé à soutenir les revendications populaires s’est retrouvé pris en tenaille entre ces exigences populaires et son engagement, national et international, de respecter la légitimité constitutionnelle, c’est-à-dire de redonner la parole et le pouvoir au peuple mais uniquement à travers le processus électoral présidentiel prévu par la Constitution.
Cette Constitution qui met à la tête de l’État le président du Sénat ne permet pas au Commandement de l’ANP d’intervenir pour satisfaire immédiatement les revendications citoyennes sous peine de créer un vide constitutionnel et/ou d’être accusé de coup d’État avec toutes les conséquences diplomatiques, économiques et sécuritaires qui ne manqueront pas de se manifester.
Cependant et devant le refus par les citoyens du processus électoral initialement envisagé, l’absence d’une commission électorale et de candidats crédibles ainsi que le dépassement de plusieurs délais légaux, l’élection présidentielle fixée au 4 juillet est de facto annulée créant ainsi une situation de blocage dangereuse pour les intérêts supérieurs du pays surtout au niveau économique et sécuritaire.
Cette situation de blocage est exacerbée par deux faits majeurs :
1/ Le maintien, à la tête du gouvernement, des ministères, des wilayas, des cours et parquets de justice, des ambassades et de plusieurs autres institutions politiques et économiques importantes de responsables, en grande partie corrompus et sbires de l’ancien pouvoir qui ne peuvent que nuire aux intérêts du pays et soutenir une contre-révolution préjudiciable à l’émergence d’une nouvelle république.
2/ Les tentatives avérées de détournement du mouvement populaire du 22 février par des parties avec d’autres agendas que l’intérêt national et qui poussent les citoyens à travers différentes manipulations médiatiques à adopter des revendications irréalistes et/ou divisives.
Face à cette situation, des appels au dialogue ont été lancés, et par le Commandement de l’ANP et par des Chefs de partis et des personnalités nationales. Ces différents appels ont échoué pour des raisons liées aux exigences extrêmes des uns et des autres. Ces exigences extrêmes sont :
1- Volonté du Commandement de l’ANP d’aller directement à des élections présidentielles avec la mise en place d’une commission électorale indépendante mais avec le maintien des membres du gouvernement, du président de l’APN et des walis. Exigence rejetée unanimement par la rue.
2- Demande par beaucoup de partis, d’associations et de personnalités, de l’organisation d’une période de transition avec le remplacement du chef de l’État par une instance de transition et l’organisation d’une conférence nationale et même l’élection d’une assemblée constituante. Demande fermement rejetée par le Commandement de l’ANP qui ne veut pas sortir du cadre constitutionnel et surtout ne pas exposer le pays à une longue période d’instabilité politique et sociale qui risque de dégénérer dans la violence, la division et l’effondrement économique et sécuritaire.
3- Demande de dialogue entre le Commandement de l’ANP et des représentants du mouvement populaire. Dialogue que rejette l’ANP pour deux raisons : l’ANP veut se confiner à ses missions constitutionnelles et le mouvement populaire n’a pas de représentants confirmés.
Conscient de tous ces écueils, le Commandement de l’ANP vient de lancer un ultime appel qui peut constituer le soubassement de la solution pour satisfaire la majorité des revendications populaires tout en maintenant un cadre constitutionnel minimal et sauvegarder les intérêts sociaux, économiques et sécuritaires de la Nation.
Dans son dernier message, le Chef d’état-major a utilisé des termes qui ouvrent la porte à un consensus national. Ces termes sont :
- dialogue sérieux, rationnel, constructif et clairvoyant
- s’entendre et s’écouter mutuellement, avec pondération et sérénité
- concessions réciproques pour le bien du pays
- dialogue qui mène à un consensus et un compromis sur l’impératif de l’organisation des élections présidentielles, le plus tôt possible
Le dialogue que demande le commandement de l’ANP doit être conduit par des personnalités et des élites nationales avec les institutions en place et l’accompagnement de l’ANP.
C’est dans ce cadre et dans l’intérêt du pays que je propose des conditions pratiques pour la réussite de ce dialogue et les premières conditions sont les concessions réciproques dont parle le Commandement de l’ANP.
Les premières concessions doivent être faites par le Commandement de l’ANP. Ce sont :
1- Les démissions volontaires du premier ministre et de chacun de ses ministres individuellement. Si le président de l’État ne peut ni démettre ni remanier le gouvernement en place, aucun article de la Constitution n’empêche le premier ministre ou un ministre de démissionner à titre individuel. Avant la démission de chaque ministre, le président de l’État, il en a le droit, nommera un nouveau secrétaire général pour chaque ministère qui gérera les affaires courantes. Ainsi, on enlèvera tous les membres du Gouvernement sans qu’on ait besoin de le dissoudre. Le Chef de l’État chargera par décret le secrétaire général de la Présidence de la coordination des actions gouvernementales.
2- Changement du président de l’APN, opération facile qui peut être réalisée par les partis majoritaires au sein de l’Assemblée.
3- Remplacement de tous les walis nommés par l’ancien pouvoir.
4- Changement des procureurs généraux et des présidents de cours de justice impliqués avec l’ancien régime.
5- Changement des responsables des institutions financières publiques et des directeurs généraux des ministères des Finances, du Commerce et de l’Industrie impliqués avec l’ancien régime.
6- Libération de tous les détenus d’opinion.
7- Désignation par le président de l’État en accord avec le Commandement de l’ANP de trois personnalités nationales indépendantes des partis et de l’ancien régime, chargés de dialoguer au nom des institutions de la République avec les représentants du mouvement populaire. Les représentants du mouvement populaires seront identifiés par les trois personnalités nationales au sein des syndicats autonomes, des associations d’étudiants, d’avocats, de magistrats, de journalistes et dans le forum populaire. Les partis ne seront pas associés au dialogue avec le mouvement citoyen mais leurs leaders à l’exception des partis de l’ancienne alliance présidentielle seront reçus séparément par les trois personnalités pour connaître de leur avis et propositions.
Ainsi, ceux qui récusent le dialogue avec le Chef de l’État n’auront pas à le rencontrer. Les trois personnalités informeront le Chef de l’État et le Commandement de l’ANP du progrès du dialogue entrepris.
Face aux concessions du Commandement de l’ANP, les représentants du mouvement populaire doivent accepter que le Chef de l’État reste à son poste pour maintenir la légitimité constitutionnelle, accepter de participer à la mise sur pied d’une Instance indépendante d’organisation des élections chargée de préparer dans moins de 6 mois des élections présidentielles.
Si ces « concessions réciproques pour le bien du pays » sont acceptées, les citoyens auront enfin la possibilité d’élire librement et sans fraude ni manipulation un président de la République qui aura la lourde tâche de mener des réformes constitutionnelles, d’organiser des élections législatives et des référendums et d’assainir sous contrôle des représentants élus de la population le système de gestion du pays pour aboutir à l’avènement de la nouvelle République revendiquée par le mouvement populaire.
*Mokdad Sifi est ancien Chef du Gouvernement