Engagés ensemble dans la lutte contre la pandémie de covid-19 qui frappe l’Algérie de plein fouet cet été, le ministère de la Santé et les professeurs en médecine ne sont plus sur la même longueur d’onde.
Les derniers nommés se démarquent ouvertement du discours de la tutelle qu’ils trouvent trop rassurant alors que la situation sur le terrain est plus que compliquée. Les chiffres communiqués de source officielle sont également jugés très en deçà de la réalité des contaminations et des décès.
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Lors des première et deuxième vagues, qui ont frappé l’Algérie en été et en autonome de l’année passée, on n’avait pas entendu trop de voix discordantes parmi les spécialistes, notamment les professeurs en médecine, dont beaucoup font du reste partie du comité scientifique chargé de la prévention et de la lutte contre la maladie.
Les violons étaient accordés sur deux objectifs difficiles à concilier : appeler à la vigilance et au respect des mesures-barrières et éviter de dramatiser les choses pour ne pas paniquer la population et renvoyer une image positive de l’action des autorités et du corps médical.
Une sorte de « gestion politique » de la crise sanitaire s’est installée et se poursuit avec cette troisième vague, plus virulente et plus meurtrière à cause des caractéristiques du variant Delta.
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Le nombre de nouveaux cas a explosé d’une manière exponentielle, celui des décès aussi. La forte affluence a causé la saturation des hôpitaux qu’aucun discours rassurant ne peut cacher, de même que la crise d’oxygène qui s’en est suivie et qui est rapportée et actée quotidiennement par des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, montrant des malades suffocants et des parents se bousculant autour d’un camion chargé d’obus d’oxygène. Les cris de détresse du personnel soignant sont aussi on ne peut plus clairs : les malades meurent dans les hôpitaux faute d’oxygène.
Cette crise d’oxygène et plus globalement cette troisième vague de la pandémie constituent le point de rupture entre le discours officiel et ceux qui sont sur le terrain, les professeurs de médecine en tête.
« Nous avons ce droit déontologique de dire la vérité »
Le discours officiel, toujours rassurant, est résumé par cette déclaration faite ce lundi 2 août par le ministre de la Santé : « Les décès enregistrés actuellement sont causés par l’agressivité du virus et non par le manque de l’oxygène. Cette matière est disponible et aide certains cas, mais elle n’est pas la seule solution pour tous les patients. »
Abderrahmane Benbouzid a assuré que l’oxygène était disponible en quantités suffisantes au niveau des établissements hospitaliers, et que les indicateurs de dimanche dernier indiquaient « une baisse de la demande sur cette matière vitale ».
« Nous avons ce droit déontologique, ce droit humain de dire la vérité. » La sentence est du professeur Rachid Belhadj, responsable des activités médicales et paramédicales du CHU Mustapha d’Alger. Il l’a prononcé alors qu’il répondait à la question du journaliste Ahcene Chemache sur la pénurie d’oxygène.
« Nous, les médecins, lorsque nous déclarons quelqu’un décédé sur un certificat de décès, nous engageons notre responsabilité morale, éthique, disciplinaire et scientifique », ajoute-t-il en évoquant la polémique sur les chiffres liés aux décès au covid-19.
Les bilans quotidiens du ministère de la Santé sont de plus en plus battus en brèche et beaucoup jugent qu’ils sont loin de refléter la réalité, plus amère. Le professeur Réda Djidjik, du CHU de Beni Messous (Alger), va même jusqu’à soutenir qu’il faut multiplier par 30 les chiffres du ministère pour avoir un bilan plus proche de la réalité.
« Il est clair que les chiffres officiels des contaminations ne reflètent pas la situation épidémiologique », confirme le professeur Mostefa Khiati, président de la Fondation pour la recherche médicale (Forem).
Un jugement que partagent quasiment tous les spécialistes qui s’expriment sur la situation. Le décalage est expliqué par le fait que, tenue par le protocole de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Algérie ne comptabilise que les résultats des tests PCR, alors qu’une grande partie des malades ont recours à d’autres tests.
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« Il y avait malheureusement un discours rassurant »
S’agissant des décès, les spécialistes n’hésitent également plus à fournir des bilans à la presse et sur les réseaux sociaux sur le nombre de morts enregistrés dans leurs services.
C’est le cas du professeur Belhadj qui, le 18 juillet, avait annoncé 18 morts à Mustapha Bacha en une seule nuit. « Les chiffres sont là, malheureusement, ces deux derniers jours, nous avons enregistré un nombre très inquiétant de décès au niveau du CHU Mustapha », dévoile-t-il de nouveau, près de deux semaines plus tard.
Des bilans tout aussi macabres sont rendus publics régulièrement par des chefs de service ou de simples médecins aux quatre coins du pays, remettant en cause la véracité des chiffres officiels.
Sur la pénurie d’oxygène, le désaccord est encore plus apparent entre des professionnels qui lancent de véritables cris de détresse et une tutelle qui assure que l’oxygène est produit en quantités suffisantes. Un médecin ne se soucie pas de la disponibilité de l’oxygène – ou de tout autre produit d’ailleurs – dans les usines, il le veut dans son hôpital, pour ses malades.
« Nous sommes des universitaires, nous savons aussi interpréter les chiffres : nous avons constaté que lorsqu’il y a une augmentation très importante de décès, elle est en relation directe avec le manque d’oxygène dans nos structures hospitalières », assure Rachid Belhadj.
« Le premier ministre parle même maintenant d’importation de l’oxygène, ce qui veut dire qu’il y a un réel problème de production au niveau national. Actuellement, on prend en charge des malades, que l’on stabilise, puis que l’on perd, par manque d’oxygène », déplore de son côté Dr Mohamed Yousfi, de l’hôpital de Boufarik.
De nombreux spécialistes montent aussi au créneau, estimant qu’ils n’ont pas été écoutés quand ils mettaient en garde contre une telle situation.
« On a dit que l’Algérie risque une pandémie sanitaire, malheureusement on n’a pas suivi les scientifiques et les gens du terrain », regrette Rachid Belhadj.
Le Professeur Idir Bitam, expert en maladies transmissibles et pathologies tropicales, reproche aux autorités d’avoir perdu trop de temps avant de lancer la vaccination, et de ne pas avoir décrété le confinement lorsqu’on a dépassé la barre des 1000 cas.
« L’alerte avait été déjà lancée en vue de confiner et mettre en œuvre les mesures drastiques », dit-il.
Le professeur Khiati pointe du doigt le rôle de l’Agence nationale de la sécurité sanitaire (ANSS) « qui devait tirer la sonnette d’alarme et demander au ministère de la Santé ainsi qu’aux hôpitaux de se doter de citernes de stockage de l’oxygène ».
« Il y avait malheureusement un discours rassurant », résume pour sa part le Pr Belhadj. Ce lundi, le ministre de la Santé a avoué que la variant Delta les a « surpris ». Autrement dit, il ne s’attendait pas à une recrudescence aussi importante de la pandémie de covid-19.