Devant un grossiste en quincaillerie d’El Hamiz, dans l’est d’Alger, les clients se bousculent presque. Une file de véhicules utilitaires s’est formée devant le local et, commerçant et particuliers se font servir à tour de rôle, jerricans, citernes ou pompes à eau.
« La demande est forte depuis quelques semaines, depuis le début des coupures d’eau à Alger », explique un commerçant.
| LIRE AUSSI : Nouveau plan de rationnement de l’eau à Alger : irrégularité et flop
La crise de l’eau a pris de court les Algériens. Après plusieurs années d’alimentation en H24 dans la capitale, ces ustensiles servant à faire des réserves sont devenus des « antiquités », des objets appartenant au passé et rappelant des souvenirs pas toujours heureux, les veillées pour attendre que le robinet coule à des heures indues de la nuit, les files d’attente devant les camions citernes. Beaucoup s’en sont débarrassés, car prenant inutilement de l’espace sur les terrasses et dans des appartements exigus.
Personne ne pouvait imaginer qu’après avoir fait le plus dur en investissant massivement dans les infrastructures hydrauliques, le pays allait brutalement se retrouver à manquer d’eau. La crise touche en effet au moins 22 wilayas. Celles du Sud alimentées à partir de forages, et celles de l’extrême Est où les barrages ne sont pas à sec, sont épargnées.
Les premières coupures ont été signalées pendant l’hiver. En cause, une raréfaction de la ressource induite par un troisième hiver consécutif peu pluvieux. Le niveau des barrages a baissé dangereusement, sans perspective d’une rapide remontée, la saison des pluies étant passée. Les eaux superficielles des barrages constituent à peu près le tiers des eaux consommées, notamment à Alger, alimentée également par l’eau des forages et celle des stations de dessalement.
Fin février, la Société des eaux et de l’assainissement d’Alger (SEAAL), qui gère l’eau à Alger et à Tipaza sous la coupe du groupe français Suez, annonce officiellement sur son site Internet que l’eau potable sera désormais rationnée. Un planning d’alimentation est établi et la crise que personne n’attendait devient une réalité. Au fil des semaines, les coupures se font fréquentes et, dans certains quartiers, plus longues.
| LIRE AUSSI : Crise de l’eau : tout sur le nouveau plan de rationnement à Alger
Un dossier hypersensible
C’est le cas par exemple à Raghaïa, Bordj El Kiffan et plusieurs autres quartiers de l’est de la capitale. Plusieurs jours et pas une goutte d’eau dans les robinets, les habitants ont recours au moyen qu’ils croient le plus efficace pour se faire entendre, la coupure de route.
Ce genre d’actions est signalé plusieurs nuits de suite à Bordj El Kiffan. Même la route de l’aéroport d’Alger a été fermée pour le même motif par les habitants de la cité de la Réconciliation de Bab Ezzouar jeudi 24 juin. La crise de l’eau a pris des proportions inattendues et fait craindre des actions d’envergure tant toutes les solutions envisagées se projettent sur le long terme.
L’alimentation en eau potable est un dossier hypersensible en Algérie. Deux années de suite, en 2019 et 2020, une grande coupure est survenue à Alger le jour de l’Aïd à cause d’une « panne ».
Ce qui n’a pas manqué de susciter des soupçons de sabotage exprimés publiquement par de hauts responsables, y compris le président de la République. Une enquête a même été ordonnée sur cet incident et d’autres dysfonctionnements qui sont survenus simultanément.
En août, le directeur de Seaal est limogé. En février 2021, c’est le ministre des Ressources en eau, Arezki Baraki, qui a été remplacé. Le chef de l’Etat lui avait ordonné une année auparavant de trouver des solutions « réalistes et urgentes » aux dysfonctionnements qui se faisaient déjà constater. Aujourd’hui, l’ex-ministre est en détention pour des faits remontant à l’époque où il dirigeait l’Agence nationale des barrages (ANBT).
L’Algérie a énormément investi dans le secteur dans les années de pétrole cher sous Bouteflika. Et si le pays en vient à manquer d’eau au bout de seulement quelques années, les experts pointent du doigt les failles de la stratégie adoptée, la mauvaise gestion et la corruption qui n’ont épargné aucun secteur.
Autre tare qui complique les choses, la gestion politique d’un dossier qui devait rester entre les mains des seuls spécialistes.
Un planning non respecté
En février dernier, TSA rapportait que Seaal avait signalé dès l’automne au wali d’Alger la crise à venir. L’alerte n’a pas été suivie d’effet, ce que les observateurs expliquent par la sensibilité de la conjoncture. Plus clairement, les autorités ne voulaient pas d’un autre mécontentement populaire à gérer.
Le 17 mai dernier, la même société a annoncé officiellement qu’elle procédera au rationnement de l’eau à Alger, mais le communiqué sera retiré quelques heures après sa mise en ligne.
A trois semaines des élections législatives, le moment était inopportun d’annoncer une telle mauvaise nouvelle. Mais ce n’était que partie remise. Plusieurs plannings de rationnement seront rendus publics. Le dernier en date a été dévoilé le 24 juin par le wali d’Alger sur les ondes de la Radio. Il prévoit grosso modo l’alimentation des quartiers entre 08h et 16h, quotidiennement ou un jour sur deux selon les communes.
Mais, semble-t-il, les autorités ont du mal à mettre en œuvre le nouveau planning. De nombreux citoyens de différents quartiers témoignent que les plages horaires annoncées ne sont pas respectées.
Comme cette dame rencontrée à Birkhadem juste après avoir terminé un appel qu’elle venait de passer aux services de Seaal. Cadre dans un organisme public, la crise de l’eau lui complique davantage la vie.
« On a annoncé qu’on aura de l’eau un jour sur deux, mais cela fait deux jours qu’elle n’a pas coulé », s’indigne-t-elle. Dimanche 27 juin, trois jours après l’annonce du wali, elle a demandé des explications à la société qui gère l’eau à Alger. Une voix féminine lui a répondu gentiment, mais elle a dû se contenter de la promesse que « ça sera réglé dans quelques heures », que « la mise en place du planning n’est qu’à ses débuts » et que, dans les prochains jours, il sera « respecté à la lettre ».
Deux jours après le témoignage de la dame, un autre, presque identique, est recueilli dans la commune Saoula, limitrophe de Birkhadem. « Avant nous avions de l’eau tous les jours de 08h jusqu’aux environs de 16h. Mais hier et aujourd’hui (lundi et mardi, ndlr), le robinet est à sec. Nous avons été pris de court », s’indigne un père de famille, la cinquantaine.
Le temps des bonnes affaires
C’est cette alimentation rationnée qui a fait exploser la demande sur les jerricans et citernes. C’est le seul moyen pour se faire une réserve qui tiendra une journée ou plus. Comme à chaque fois qu’une affluence subite est enregistrée sur un produit, les commerçants -ou les fabricants ?- ne se sont pas gêné pour augmenter fortement les prix.
« Une citerne de 500 litres qui se vendait à 5000 dinars avant la crise a atteint les 12 000 dinars », dénonce ce citoyen venu « faire une bonne affaire » à El Hamiz où les prix sont censés être plus abordables qu’ailleurs.
« Ce sont les fabricants qui ont augmenté les prix. Ils nous ont expliqué que la matière première importée leur coûte plus cher », se justifie un commerçant. Sauf que la coïncidence reste curieuse entre la flambée de la matière première et la crise de l’eau en Algérie. Le malheur des uns fait le bonheur des autres. De beaucoup d’autres.
Les propriétaires de camions citernes travaillent depuis quelques semaines à plein temps. « On nous appelle même la nuit », témoigne un jeune chauffeur qui reconnaît qu’avant, il ne travaillait presque pas, la demande émanant essentiellement des chantiers et des agriculteurs. Logiquement, les forages sont également pris d’assaut. Les camions font carrément la queue et il faut plusieurs heures pour se faire servir, ajoute le même camionneur qui jure qu’il n’a pas augmenté le tarif. « Je travaille à partir de 1000 dinars, puis le prix augmente suivant la distance », dit-il.
Autre produit ayant vu sa cote monter en flèche, les pompes à eau. Car pour beaucoup d’habitants, même si l’alimentation est rétablie dans leur quartier, cela ne signifie pas qu’elle atteindra leur robinet. Quand tout le monde se met en même temps à faire la réserve, la pression est insuffisante pour atteindre les étages supérieurs. Leurs occupants doivent doublement mettre la main à la poche. Ajoutez à toutes hausses des prix, la difficulté de trouver un plombier en cette période de pénurie d’eau.