« Ma fille sera médecin ». Le ton était péremptoire et avait de quoi surprendre. Quand Dr Lounes afficha ainsi son assurance dans un lycée de la région parisienne où il venait inscrire sa fille tout juste arrivée de Béjaïa, le proviseur fit les yeux ronds.
En France, les études de médecine relèvent d’un chemin de croix au bout duquel peu d’élus voient la lumière. Même armés de la mention « très bien » au bac, certains élèves manquent de franchir la première année. Seulement 5% des inscrits y arrivent du premier coup. Qu’y aspire une gamine n’ayant connu que l’école publique algérienne – de la première à la 9e année fondamentale – et qu’elle y pense avant même de se frotter aux programmes français- apparaît présomptueux, voire irréaliste, aux yeux du principal. Il s’est planté.
Hanane est aujourd’hui médecin. Sa thèse a porté sur le « diabète gestationnel ». En fait, le pari perdant du proviseur ne relevait pas forcément du mépris. Mais l’assurance du père n’était pas aussi une lubie. Quand il décide de partir pour la France en août 2004, il se donne jusqu’à la fin du mois suivant pour réussir à s’installer. Faute de quoi, c’est le retour à Béjaïa pour ne rien hypothéquer. Le voyage prend les allures d’une aventure à bord de la Daewoo où le couple embarque avec ses quatre filles. Hanane venait de finir sa 9e AF (3e), Lilia d’obtenir sa Sixième, et Siham son premier cycle primaire. Inès avait juste neuf mois.
Pendant que la mode de l’inscription dans les écoles privées avec des programmes français prend de l’essor, les sœurs gardent leurs places dans l’école algérienne. Elles paient même la fameuse année du boycott en 1995. « Je n’ai pas succombé à cette mode », se souvient le père.
Après quelques péripéties malheureuses et des nuits qui se succèdent à l’hôtel, le budget s’amenuise et les perspectives s’embrouillent. Mais il n’est pas encore question de songer au retour. Face à l’impasse qui se profile, il faut l’audace de celui qui n’a rien à perdre. Le père se présente à la mairie de Livry-Gargan, une ville de la Seine-Saint-Denis, et sollicite l’aide des services sociaux. On lui demande les papiers mais n’a que les passeports algériens à présenter, munis du visa. « Je suis médecin, mon épouse est pharmacienne, nous ne sommes pas des immigrés économiques mais des immigrés culturels », plaide-t-il. La directrice s’étonne mais s’éclipse dans les bureaux. Elle ressort après une heure, en affichant un large sourire. Dans ses mains, les clés de deux studios où la famille peut désormais s’installer. Et une aide pour les équiper. « Vous allez pouvoir rentrer chez vous », a-t-elle assuré. Pari gagné ! La famille va ensuite enchaîner les joies.
Après Hanane, Lilia obtiendra son bac Économique et Sociale avec la mention Très Bien. Elle est reçue en classe préparatoire au prestigieux lycée Condorcet qui accueillit entre autres élèves Jean Cocteau, Alfred de Vigny ou Claude Lévi-Strauss.
C’est ensuite le saint des saints : la très sélective École normale supérieure de la rue d’Ulm qui lui ouvre ses portes. Elle en sort avec une agrégation d’histoire, et devient spécialiste de la guerre d’Algérie. Elle obtient une bourse doctorale pour poursuivre ses recherches et enseigne à l’université de Rouen, en Normandie.
Dans ses pas, Siham a aussi enchaîné bac ES avec mention, et prépa aux Grandes écoles. Elle est admise à la prestigieuse Essec et vient également d’être reçue à l’ENS de la rue d’Ulm comme attachée de recherche en économie.
Inès qui n’avait que neuf mois en arrivant en France passe en Seconde aux sélectives classes européennes. Elle souhaite faire une école d’art.
Quatorze ans après, la famille garde le triomphe modeste. « Je ne sais pas si c’est un parcours exceptionnel car vous savez, quand on a des parents qui ont déjà fait des études – en particulier des études longues- et qui réunissent toutes les conditions nécessaires pour réussir, la barre est déjà haute et le chemin plus facile à tracer », résume Lilia.
« En quelque sorte, l’enjeu pour moi comme pour mes sœurs était surtout de se placer dans leur sillage. Et il faut bien dire que c’est d’autant plus vrai quand il y a un projet migratoire. Quand on prend le risque de partir, la réussite est une nécessité, pas une option dans bien des cas. Bien sûr, quand on immigre, il y a une difficulté liée au fait de s’adapter à un nouveau pays, à un environnement différent mais ce n’est pas le seul obstacle. Quand on est une femme, il faut aussi convaincre les autres et se convaincre soi-même, y compris en France, que la réussite et l’ambition sont légitimes ; que l’on a notre place. Dans ces conditions, je dirais que dans mon cas, les études sont à la fois un refuge et un bonheur », poursuit la doctorante. « En Algérie et en France, j’ai toujours été habituée à voir mes parents lire, s’intéresser à tout, être curieux du monde qui nous entoure. Je pense qu’ils nous ont transmis ce goût de l’étude et surtout de l’effort », dit-elle en hommage à ses géniteurs.
Quand on l’interroge sur le regard posé par elle sur ses collègues français, elle avoue n’avoir » jamais ressenti de différence de traitement, dans un sens ou dans un autre, parce qu’étant d’origine algérienne ».
« Pour les concours, en particulier de l’enseignement, cela n’entre pas en ligne de compte. Dans la recherche en revanche, qui est un milieu très compétitif avec beaucoup d’appelés et très peu d’élus, les parcours originaux et les doubles cultures sont très appréciés et valorisés. Par exemple, le fait de connaître une ou deux langues en plus constituent un atout, une richesse. Enfin, je dirais qu’une grande partie de mes collègues (pas tous, heureusement), en particulier celles et ceux qui ont fait de grandes écoles type Sciences Po ou ENS, sont de fait issus de milieux aisés, avec des parents aux professions intellectuelles supérieures…comme moi. Alors oui, il y a encore peu de collègues d’origine algérienne ou issus de l’immigration comme moi. Mais la vérité est qu’il y a aussi encore trop peu de collègues issus de classes populaires, trop peu de femmes à des postes décisifs; et ce, quelle que soit leur origine ».
* Ni Lilia ni ses sœurs, ni les parents ne souhaitent être identifiés. D’où l’absence de photos sur ce portrait de famille.