La révolution en cours en Algérie entre, ce mercredi 22 mai, dans son quatrième mois sans rien perdre de sa force. La mobilisation reste intacte, les manifestants sont toujours aussi nombreux dans les rues chaque vendredi et les revendications restent les mêmes : départ total du système et véritable transition démocratique et ce, malgré les nombreux épisodes de répression, les tentatives de manipulation ou de diversion du pouvoir.
Ce mouvement, que beaucoup qualifient, sans doute à raison, de révolution, même s’il en a surpris plus d’un, est l’entrée en ébullition d’une société qui frémissait déjà depuis des années. Des indices qui pouvaient laisser prédire une révolte populaire massive et généralisée étaient nombreux depuis quelques années et encore plus lors des mois ayant précédé le 22 février.
Les rues et les stades frémissaient déjà
Bien avant le déferlement de foules mécontentes mais pacifiques dans les rues des viles algériennes, de nombreuses actions de protestations ont été menées par diverses tranches de la société. Grèves, marches, sit-in, émeutes, fermetures de routes et grèves étaient devenues monnaie courante, notamment lors du quatrième mandat de Bouteflika. Ces actions étaient le dernier recours de ceux qui voulaient se faire entendre par un pouvoir devenu autiste et autoritaire.
Les dernières années du règne de Bouteflika ont été marquées par des grèves à répétition des enseignants, des médecins, des fonctionnaires, des cheminots, des étudiants et même des policiers. Les résidents qui ont mené un mouvement de protestation inédit qui a duré près de huit mois n’auront pas gain de cause, comme toutes les autres corporations. L’État faisait face en proposant des demi-mesures, en réprimant par la force policière ou en traînant syndicats, travailleurs et militants devant la justice.
La chanson « La casa d’el mouradia » du groupe Ouled El Bahdja, diffusée sur Internet pour la première fois en avril 2018, résume les quatre mandats passés de Bouteflika et dénonçait le cinquième à venir, le mal-être des Algériens. Elle était déjà un indice, passé sous les radars, de la révolte à venir et préfigurait le rôle que jouerait la jeunesse, surtout celle des stades, dans la révolution du 22 février.
Le premier vendredi du 22 février
Après plusieurs mois d’hésitation, avec notamment une tentative de reporter la présidentielle à l’automne, le pouvoir décide de tenter le cinquième mandat.
La candidature du président ne passe pas auprès des Algériens. Bouteflika et son entourage voulaient réellement un cinquième mandat alors que le président était malade, absent et inaudible depuis des années et probablement à la fin de sa vie. L’indignation des Algériens qui était retenue par la peur en partie, mais surtout par la sagesse, ne pouvait plus être contenue.
A ce moment-là, depuis des semaines déjà, des appels anonymes à manifester le vendredi 22 février étaient massivement relayés sur les réseaux sociaux. L’identité des auteurs des appels et leurs intentions étaient méconnues de tous mais cela n’a pas empêché les Algériens d’y adhérer en nombre. L’idée du cinquième mandat était visiblement sérieuse, son rejet allait l’être aussi. Entre le 15 et le 22 février, plusieurs marches contre le cinquième mandat sont organisées par les citoyens à Bordj Bou Arréridj, Kherrata, Khenchla, Oran, Skikda et d’autres villes. Ces manifestations, spontanées pour la plupart, annonçaient les raz-de-marée humains qui allaient déferler sur toutes les villes algériennes le jour J.
Vendredi 22 février, premier vendredi de la protesta, alors que personne ne s’y attendait, des millions d’Algériens marchent dans toutes les grandes villes du pays. Tous les chefs-lieux de wilayas sont submergés par des foules immenses scandant le slogan phare du moment : « makech lkhamsa ya Bouteflika! » (il n’y aura pas de cinquième mandat oh Bouteflika!).
Malgré leur ampleur, les marches se déroulent dans un pacifisme parfait, sans qu’aucun acte grave de violence ou de vandalisme ne soit signalé nulle-part. La « silmia », désormais légendaire des marches algériennes pour la liberté et la démocratie s’installait déjà.
Le mardi suivant le premier vendredi, les étudiants sortent à leur tour dans la rue pour dire non au cinquième mandat. Cette marche du premier mardi deviendra une obligation hebdomadaire pour eux, à laquelle ils se conformeront jusqu’à ce jour, malgré la répression et les difficultés. Les discours, les lettres du président d’alors, les premiers discours de Gaid Salah où il a affiché son hostilité au mouvement dans un premier temps, avant de fléchir sa position plus tard, n’y feront rien. Les demi-mesures annoncées, l’annonce, le 11 mars, du report des élections et la tenue d’une « conférence nationale » pour une période de transition ne convaincront pas les Algériens dont la revendication s’était alors précisée : le départ pur et simple du système.
Un troisième, un quatrième et un cinquième vendredi forceront Gaid Salah à appeler à appliquer l’article 102 de la Constitution, mais le peuple en demande plus, ce qui poussera le chef de l’armée à réclamer, le 29 mars, d’appliquer les articles 7 et 8 de la Constitution qui disposent que la souveraineté appartient au peuple. A ce moment, le chef de l’état-major est perçu par une grande partie des Algériens comme une partie de la solution, un levier à actionner contre « la bande ».
Un moment de grâce pour Ahmed Gaid Salah mais qui ne durera pas malgré la démission de Bouteflika, le 2 avril, après un communiqué incendiaire de l’état-major de l’armée dans lequel il était demandé l’application « immédiate » des articles menant à la destitution du président.
Manipulation, désinformation et tentatives de division
Dès le départ de Bouteflika, le monde s’est rendu compte que le problème pour les Algériens n’était pas celui de la seule personne du président mais de tout son entourage, de tout son système. « Yetnehaw gâa », un slogan lancé spontanément par un jeune travailleur dans un fast-food de la capitale est repris par la totalité du peuple. La revendication était claire et précise, elle sera scandée, écrite, criée, chantée lors des vendredis suivants.
Alors que le mouvement prend de l’ampleur et étonnait le monde à qui il donnait une leçon magistrale de civisme, de non-violence, de mobilisation et de contestation joyeuse, des tentatives de manipulation, de division et de diversion étaient menées par le pouvoir et des cercles occultes. Sur les réseaux sociaux, sur certains médias, sont attaqués ou brandis comme épouvantails, tour à tour, les féministes, les islamistes, les militants de gauche et les militants associatifs. Les constantes nationales comme l’Islam et l’Amazighité sont instrumentalisées pour diviser les manifestants. Le drapeau amazigh qui flottait aux côtés du drapeau algérien en toute sérénité, sans créer aucun incident ni tension pendant tout le premier mois du mouvement, est attaqué par des médias et des pages et groupes sur les réseaux sociaux. Mais rien à faire, le peuple avait déjà vaincu ses « démons » et des messages d’union et de cohésion sont adressés aux Algériens d’une ville à l’autre.
Le spectre de la répression
Les Algériens ont été dans toutes leurs marches d’une non-violence exemplaire, ni jets de pierre, ni dégradations des biens publics ou privés n’ont été constatés depuis le début du mouvement, même les propos vulgaires et les injures sont bannis des marches. Malgré cela, la répression policière s’est abattue à plusieurs reprises sur les manifestants, d’abord les étudiants, lors de plusieurs de leurs mardis et sur les marches du vendredi par la suite. Pour des raisons évidentes, la violence policière se concentre surtout sur la capitale. Le vendredi 12 avril, 8e vendredi de la protestation, un impressionnant dispositif policiers mêlant des membres des CRS, de la BRI, de la police judiciaire et même du Gosp ont réprimé violemment et sans distinction les manifestants à Alger. Sur la place Maurice Audin, sur le Boulevard Mohamed V, la place de la Grande Poste et la rue Didouche Mourad, les agents des forces de l’ordre usent de grenades lacrymogènes, parfois à tirs tendus, de balles en caoutchouc et de matraques pour disperser les manifestants sous prétexte que des casseurs s’étaient mêlés à eux. Des enfants, des femmes et des personnes âgées sont recensés parmi les blessés.
A partir de ce jour, les routes vers Alger, notamment celles provenant de l’Est, sont bouclées chaque jeudi et vendredi par d’imposants barrages de gendarmerie. Les citoyens qui tentent de se rendre à Alger pour manifester ou même pour travailler ou régler leurs affaires, sont bloqués pendant de longues heures sur les routes. A partir du 12 avril également, des policiers confisquent des drapeaux amazighs à des manifestants et vont jusqu’à interpeller certains pour la seule raison qu’ils arboraient cette bannière culturelle et identitaire. Un autre acte de répression dénoncé par de nombreux militants comme une provocation.
Ces tentatives d’intimider les manifestants qui réclament la liberté, la démocratie et le départ du système ont été vaines et ont démontré la solidité de la détermination des Algériens à aller jusqu’au bout de leur révolution. Les vendredis suivants, malgré la fermeture des routes et d’autres difficultés créées par les autorités, les manifestants continueront à être de plus en plus nombreux dans toutes les villes du pays. Le mouvement populaire pour le départ du système est un mouvement général et diffus, au long souffle et les Algériens le prouveront dès le début de Ramadhan.
Ramadhan n’y changera rien, yetnehaw gâa
A l’approche du mois de Ramadhan, sur les médias, des « spécialistes » annonçaient que le mouvement allait sans doute faiblir ou disparaître. Les Algériens leur donneront tort. Les étudiants, comme à leur habitude, ont montré la voie en manifestant dès le 7 mai, premier mardi de Ramadhan, dans la capitale et d’autres villes universitaires et en nombres impressionnants.
Malgré la chaleur, la soif, la faim, les étudiants, moteur de la protesta, ont envahi les rues et ont exprimé une nouvelle fois leur rejet des élections sous Bensalah et Bedoui. « Makech intikhabate mâa l’îssabate » (pas d’élections avec les gangs), avaient-ils scandé.
Le 10 mai, 12e vendredi du mouvement populaire et le premier de ce mois de Ramadhan, les Algériens ont marché dans toutes les villes algériennes et en nombres toujours impressionnants. La journée a été caniculaire dans de nombreuses régions du pays. A Alger, les manifestants ont enduré de fortes températures et un fort taux d’humidité mais ils ont tenu bon toute la journée. Dans le Sud du pays, les manifestants se sont adaptés et ont manifesté de nuit. La même leçon de détermination sera rééditée par les Algériens le 17 mai, deuxième vendredi de Ramadhan en sortant encore plus nombreux dans les rues.
Alors que le gouvernement et le président par intérim, tous deux largement rejetés par le peuple, persistent à vouloir organiser les élections présidentielles le 4 juillet, échéance à laquelle tient aussi le chef de l’armée, les Algériens démontrent chaque vendredi qu’ils veulent le départ pur et simple du système, qu’ils sont déterminés à poursuivre encore pendant longtemps leur mouvement et que ni la répression, ni le Ramadhan n’y changeront quoi que ce soit.