Le troupeau de brebis contourne la terrasse de café et s’engouffre sur le passage piéton, avant d’aller brouter au pied d’une tour de logements sociaux : dans la banlieue de Paris, des bergers réhabilitent l’élevage en ville pour “réveiller la cité”.
“Allez les meufs, on avance!”. Sac au dos et bâton sur l’épaule, Julie-Lou Dubreuilh mène d’une main de fer ses soixante bêtes sur les trottoirs étroits d’Aubervilliers, commune populaire du nord de Paris, sous le regard à la fois éberlué et émerveillé de passants qui dégainent leurs smartphones.
“Eh madame, c’est leur prix qui est accroché à l’oreille?”, interroge Sami, 13 ans. “Mais non, c’est leur étiquette”, corrige Madi, 14 ans, qui trouve ça “très bien que les moutons mangent toute cette herbe qui sert à rien”.
Cette verdure qui s’immisce dans les interstices de la ville, c’est “la pharmacie” des ovins, explique la bergère. “On est basé dans le parc départemental de La Courneuve (non loin d’Aubervilliers, ndlr) qui fait à peu près 400 hectares. Il y a beaucoup à manger mais, pour faire un élevage sans antibiotiques et sans vermifuge, il faut des plantes qui poussent sur le bord des chemins, sur des friches. Vous voyez ce petit bouquet d’armoise? C’est parfait pour le vermifuge”, détaille la jeune quadra, architecte de formation et ancienne chef de chantier.
L’histoire un peu folle de la coopérative des “Bergers urbains” commence en 2013, avec la création de l’association “Clinamen” et l’idée d’installer huit moutons dans une usine de Saint-Denis, également dans le nord de Paris.
Cinq ans plus tard, le troupeau a grossi et les éleveurs bénévoles, formés sur le tas auprès de paysans, se sont professionnalisés et installés dans une ferme à La Courneuve.
Sous contrat avec des bailleurs de logements sociaux, ils font pâturer plusieurs fois par semaine leurs bêtes dans les cités et “transhument” régulièrement jusqu’à leur exploitation, un hectare de vigne et légumes plantés sur des terrains de l’université Paris 13, autrefois terre de vergers.
– “Casser la ghettoïsation” –
Ce samedi de juin, le troupeau s’est arrêté paître face à la pharmacie de Lahcène Taïbi, ravivant ses “beaux souvenirs”. Les yeux humides, il raconte le lait qu’on faisait cailler avec les figues, les montagnes d’Algérie. “La vie moderne nous a privé de ces joies”, dit-il.
“Ca fait causer les gens, ça rappelle le nomadisme, les pratiques d’élevage qu’on a quittées”, analyse Guillaume Leterrier, 45 ans, ex-développeur en économie sociale et solidaire et désormais berger. “Et puis, en passant de cité en cité, on casse la ghettoïsation et ça permet de créer des zones franches dans des endroits où a lieu un commerce plus ou moins licite”.
Son acolyte Julie-Lou avoue être devenue un peu accro aux sourires semés sur leur passage. “Mais si on a commencé l’agriculture urbaine, c’est avant tout car on avait envie de bien manger, qu’on en avait marre des légumes qui ont un goût de flotte et de la viande maltraitée. On veut développer un terroir, un goût qu’on aimerait voir reconnu par des chefs étoilés”, insiste-t-elle.
Pour Jocelyne Porcher, ex-éleveuse devenue chercheuse à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), l’expérience des “Bergers urbains” s’apparente à une “réinvention de l’élevage”, dans un “contexte critique pour la profession, où manger de la viande est devenu le crime absolu” et où “un militantisme véganiste très violent touche le milieu urbain”.
“C’est intéressant car c’est vraiment de l’élevage, on donne un travail au mouton — l’entretien du territoire — comme il le fait par exemple en montagne”, ajoute la sociologue.
Reste encore aux “Bergers urbains” à trouver leur équilibre financier. “L’agriculture urbaine est rentable mais n’a pas de modèle économique”, résume Guillaume Leterrier, peau burinée sous un chapeau de paille fatigué. “On expérimente. Les bons modèles seront ceux qui survivront”.