Le pouvoir ne s’attendait sans doute pas à ce que le mouvement de contestation du cinquième mandat fasse tache d’huile jusqu’à atteindre les corporations qu’il croyait incapables de dissidence.
Des magistrats ont publiquement fait part de leur soutien à la contestation populaire. Certains sont descendus dans la rue, d’autres ont annoncé qu’ils ne superviseront pas la prochaine présidentielle. L’heure est grave pour le système en place.
Pour retrouver trace dans l’histoire du pays d’un épisode où des juges ont tenu tête au pouvoir politique, il faut remonter à 1998, soit avant l’arrivée de Bouteflika au pouvoir. Cette année-là, le Syndicat national des magistrats, présidé par un certain Tayeb Louh, avait mené un mouvement de contestation sans précédent pour faire respecter le principe de l’indépendance de la justice.
Plus de vingt ans après, le même Tayeb Louh, passé entre-temps de l’autre côté de la barrière, doit faire face à une autre fronde des juges. Nommé ministre du Travail en 2002 puis de la Justice en 2013, Louh a fait tout le contraire de ce qu’on devait légitimement attendre d’un ancien magistrat syndicaliste. Les interférences du pouvoir politique dans le travail de la justice ne se sont jamais faites aussi flagrantes que lors de ces cinq dernières années.
Mieux que quiconque, le ministre de la Justice sait le rôle des juges dans le maintien du système et de ses pratiques. « Les magistrats sont tenus par l’obligation de réserve », a-t-il indiqué, ce lundi, juste après l’annonce par certains juges de leur décision de ne pas encadrer le prochain scrutin. « L’engagement des magistrats, en toutes circonstances, à se conformer à l’obligation de réserve et à s’éloigner de tout ce qui pourrait attenter à leur impartialité et à leur indépendance, sont autant de valeurs qu’ils s’étaient engagés à respecter lors de la prestation de serment. (…) Le pouvoir judiciaire est conscient de sa responsabilité constitutionnelle, car constituant un pouvoir indépendant exerçant ses devoirs dans le cadre de la loi sur la base de la légalité et de l’égalité”, a affirmé Louh lors d’une cérémonie organisée ce lundi en l’honneur des femmes.
La réaction immédiate de Louh en dit long sur son désarroi. La tenue même de l’élection présidentielle se trouve compromise au vu des prérogatives des juges dans la surveillance du scrutin et la validation des PV de dépouillement, relève l’avocat Khaled Bourayou dans une déclaration à TSA Arabi.
Au-delà de l’élection, le pouvoir risque de perdre un bras précieux qui lui a permis de valider toutes ses entorses à la loi, d’invalider toute action de l’opposition ou des syndicats et de donner une façade légaliste à son autoritarisme. Il en a plus que jamais besoin dans cette conjoncture cruciale où son existence même est contestée.
Si la candidature de Bouteflika pour un cinquième mandat a été l’élément déclencheur de la révolte populaire, la dissidence des magistrats risque d’être celui qui accélérera le changement. S’il est tenté par un énième coup de force, le pouvoir sera au moins contraint de l’assumer comme tel. Tayeb Louh tentera sans doute de circonscrire le feu, mais il semble déjà qu’il n’aura pas la tâche facile. Car il n’y a pas que les justiciables qui ont souffert de la justice aux ordres. Les magistrats aussi ont vu leur dignité longtemps bafouée par les injonctions.
En début de semaine, des recteurs d’université ont refusé d’appliquer une circulaire de la tutelle leur enjoignant d’avancer la date des vacances universitaires. Les Algériens, à tous les niveaux, refusent d’obtempérer. La désobéissance civile, la vraie, vient peut-être de commencer et nul ne sait jusqu’où elle ira…