Quatre ans après sa mémorable chronique sur l’agression à Cologne de jeunes allemandes par des réfugiés musulmans, Kamel Daoud est de nouveau au centre d’une polémique. Dans un texte publié la semaine passée dans l’hebdomadaire français Le Point, le journaliste écrivain a décrété « l’échec provisoire » du mouvement populaire né en février 2019.
Suffisant pour déclencher une avalanche de réactions, virulentes sur les réseaux sociaux, plus mesurées chez les intellectuels, mais presque unanimes à reprocher à l’écrivain sa « précipitation », y compris de l’autre côté de la Méditerranée où la brûlante actualité algérienne est censée être regardée avec une certaine distance.
« Se désoler que le hirak n’ait pas débouché sur une nouvelle république en moins d’un an, c’est lui imposer une date de naissance, une date de péremption et faire de lui une affaire divine », écrit Mohamed Benchicou pour qui le hirak n’est pas « une partie de belote » et on ne peut pas le débriefer comme on le ferait pour « un match de football ». « Il n’a pas à réussir ou échouer. Il est le legs d’honneur que chaque génération laisse à la suivante ».
« Le syndrome de Messali Hadj »
Moins poétique, l’analyse du sociologue Lahouari Addi est néanmoins tout aussi critique à l’égard du jugement de Daoud. « Kamel Daoud a contribué par ses chroniques dans le Quotidien d’Oran à critiquer Bouteflika et à délégitimer politiquement son régime, et quand la génération qui le lisait est passée à l’action, il la désavoue, lui reprochant d’être une minorité urbaine, d’être radicale et d’avoir refusé le dialogue avec le pouvoir », écrit-il.
Une attitude qui suggère, « toute proportion gardée, le syndrome de Messali Hadj ». « Relevant, poursuit le sociologue, plus d’une sotte d’humeur, d’un sentiment spontané que de l’analyse, ce texte est discutable au moins sur deux points : le soutien du monde rural au régime et la victoire politique de ce dernier après le scrutin du 12 décembre.
Premièrement, l’absence des marches hebdomadaires dans les petites villes et villages ne signifie pas que le monde rural soutient le régime. Les régimes autoritaires contrôlent mieux les villages et (…) ont plus de ressources politiques dans les campagnes que dans les villes. Quant au scrutin du 12 décembre, il n’est pas une victoire politique du régime (…) Le taux national se situerait probablement autour de 10% ».
« L’œuvre de Camus n’a-t-elle pas trop marqué la destinée de Kamel Daoud qui était l’homme révolté à Oran et qui est désormais perçu comme l’Etranger par les siens ? », s’interroge en conclusion Lahouari Addi.
https://t.co/RiFebfJjyt. C’est ce genre de déni qui nous mène à la perte de terrain face au Régime. Un universitaire en exil depuis si longtemps doit-il céder à l’euphorie autant que ça ? On peut se tromper mais pas en faire un métier.
— Kamel DAOUD (@daoud_kamel) January 22, 2020
« Boudjedra avait raison »
Le chroniqueur d’El Watan Abderrazak Merad se demande même si le romancier Rachid Boudjedra n’avait pas raison d’attribuer « à certains de nos écrivains faisant partie de la génération en vogue une mentalité de colonisé ».
« Il (Daoud) a réussi à décrocher la Une du Point, ce qui représente dans son palmarès médiatique une belle performance qui en appellera sûrement d’autres. Cette promotion, cependant, est venue se greffer sur une grotesque trituration de ses méninges à propos d’une révolution pacifique de son propre pays à l’heure où celle-ci a toujours besoin de soutien médiatique objectif pour consolider encore davantage sa force de persuasion », écrit A. Merad.
« Cela fait près d’un an que des foules d’Algériennes et d’Algériens défilent pour exiger une transition démocratique digne de ce nom. Près d’un an que le régime cherche au moins une figure intellectuelle pour relayer les rengaines officielles. Il vient enfin d’atteindre cet objectif, avec l’éloge funèbre de la contestation algérienne, tout récemment publié par Kamel Daoud sur cinq pages dans ‘Le Point’. Ce ralliement de fait est d’autant plus appréciable que l’auteur de ‘Meursault contre-enquête’, le roman qui l’a rendu mondialement célèbre en 2015, avait vigoureusement dénoncé le système Bouteflika », juge pour sa part Jean-Pierre Filiu dans les colonnes du Monde.
« La jeunesse algérienne n’a que faire de ces clichés freudiens, dont on voit mal pourquoi ils s’appliqueraient plus à cette société qu’à une autre. Elle entend bien vivre libre et digne sur sa terre, une revendication qu’elle exprime avec force au nom de sa ‘nouvelle indépendance’. Et c’est ce message d’espoir qu’elle continue d’adresser au monde en 2020, n’en déplaise à Kamel Daoud », assène le chroniqueur du grand journal parisien.
« La révolution est polluée par le populisme »
Le journaliste algérien établi en France, Mohamed Sifaoui, est l’un des rares à défendre Kamel Daoud, estimant toutefois « prématuré » d’exprimer le jugement qui a soulevé la tempête.
« Même s’il a évidemment le droit d’exprimer une déception, car c’est ce que je lis dans son propos, il l’étale prématurément, car je garde espoir, de voir le peuple, y compris celui de l’Algérie profonde, se réveiller et comprendre qu’il est en train de perdre la bataille et donc sa révolution s’il ne l’intensifie pas », écrit-il.
« Il dit et écrit ce qu’il pense. Et dans l’Algérie de la mobilisation populaire, comme dans celle d’avant la mobilisation populaire, il n’est pas bon de sortir de pensée homogène et du propos monolithique que ce soit sur les questions politiques ou religieuses, il y a injonction à faire, à dire, à prier et à penser comme la majorité. Avant d’excommunier Kamel Daoud, l’un des rares intellectuels qui sauve encore l’honneur de ce pays dévitalisé et vidé de sa substance intellectuelle où les élites ont préféré soit démissionner soit se laisser corrompre, avant de le diaboliser, il serait peut-être préférable de le lire et d’essayer de comprendre son propos », poursuit Sifaoui qui concède que « la révolution est polluée par le populisme ».