Nour Meddahi est professeur d’économie à la Toulouse School of Economics. Dans cet entretien, il revient sur le poids de l’économie informelle en Algérie et les solutions à apporter à ce problème.
La Banque d’Algérie a annoncé que l’argent en circulation en dehors des banques est estimé à 31% de la masse monétaire. De quoi s’agit-il concrètement ?
Selon les statistiques publiées par la Banque d’Algérie, à fin juin 2018, la masse monétaire était de 15 937 milliards de dinars. Cette masse monétaire se décompose en trois parties. Il y a d’abord la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire la monnaie en dehors des banques et des circuits financiers. C’est l’argent qui est dans les poches des ménages et les liquidités des entreprises formelles et informelles. Ce montant était 4 863 milliards de dinars en juin, soit 30,5% de la masse monétaire. C’est le montant dont vous parlez.
La seconde partie est constituée des dépôts à vue dans les banques (30,5%), à la Poste (5,5%) et au Trésor (2%). La dernière partie est ce que l’on appelle la quasi-monnaie et qui est constituée de l’épargne rémunérée sous forme de dépôt à terme dans les banques et de bons du Trésor ou d’entreprises (31,5% de la masse monétaire).
C’est clair que la part de monnaie fiduciaire est très élevée en Algérie. À titre de comparaison, elle est de 23,5% au Maroc et 16% en Tunisie. Même sur le plan interne, elle est historiquement élevée sur la période post-ajustement structurel. Entre 1998 et 2014, elle a oscillé entre 21,5% et 27%. Elle a sensiblement augmenté depuis 2015, dépassant les 30%. Un pic à 33% a été atteint en septembre 2017, juste avant la mise en place du programme de planche à billets, programme qui a augmenté de manière substantielle la masse monétaire et les liquidités bancaires mais pas la monnaie fiduciaire.
Pourquoi ces sommes ne sont pas dans le circuit bancaire ?
Les personnes et les entreprises qui possèdent cet argent préfèrent le laisser en dehors du système bancaire. Les motifs des personnes et des entreprises formelles et informelles sont évidemment différents. Concentrons-nous sur l’argent que possèdent les personnes. Il y a très peu de magasins et de sociétés de service où on peut payer ses achats par chèque ou par carte bancaire. De la même manière, très peu d’artisans ou de professions libérales, comme les médecins, acceptent le chèque comme moyen de paiement pour les services qu’ils délivrent. La conséquence est que les individus préfèrent avoir du liquide pour payer leurs dépenses courantes. Il suffit de voir les guichets de la Poste, où les retraités et les fonctionnaires retirent le gros de leur retraite ou salaire dès qu’ils les reçoivent dans leur compte. Pour ce qui est de l’argent possédé par les entreprises et les circuits informels, la principale raison est évidemment l’évasion fiscale.
Une partie de ces sommes peut-elle être captée par les banques ? De quelle manière ?
Lors de la journée de l’épargne organisée par l’ABEF, il y a un peu plus d’un mois, le Gouverneur de la Banque d’Algérie a affirmé que sur le montant global de la monnaie fiduciaire, 2 000 mds DA étaient dans les poches des personnes et le reste était possédé par les entreprises et les circuits informels.
Je ne sais pas comment la Banque centrale est arrivée à cette conclusion, mais admettons que c’est le cas et concentrons-nous sur l’argent que possèdent les personnes et que le Gouverneur de la Banque d’Algérie a demandé aux banques de cibler pour que cet argent rentre dans le circuit bancaire. Il y a trois grands axes sur lesquels il faut travailler. Il faut que payer ses dépenses par carte et chèque devienne simple. Ce qui veut dire plusieurs choses. D’abord il est facile et peu coûteux d’avoir une carte bancaire et un chéquier. Ensuite, il faut que les magasins, les artisans et les professions libérales acceptent ces modes de paiement, ce qui veut dire que le matériel est installé et que les transferts d’argent entre les comptes bancaires deviennent très rapides (un à deux jours maximum). Il faut absolument permettre et promouvoir le M-payement, comme c’est le cas en Chine et en Inde.
Le deuxième axe concerne l’évasion fiscale dans les commerces, les artisans et les professions libérales. Il faut se débarrasser de toutes les formes d’imposition forfaitaires qu’adoptent beaucoup de magasins et les professions libérales ; il faut baisser le montant maximal d’utilisation de liquides à cent ou deux cent mille dinars et interdire l’utilisation du liquide dans toutes les transactions immobilières.
Le dernier axe concerne les incitations à mettre son argent dans le système financier et bancaire. Il faut améliorer deux caractéristiques des produits financiers proposés, à savoir leur rentabilité et leur liquidité. Pour la rentabilité, il faut augmenter la rémunération des dépôts à terme pour qu’elle soit au-dessus de l’inflation. Actuellement la rémunération la plus élevée proposée par une banque publique est de 3,5% alors que l’inflation est à 4,8%, soit un taux d’intérêt réel négatif de 1,3%. Historiquement, la part de la quasi-monnaie a été au maximum quand les taux d’intérêts réels étaient positifs, soit entre 1998 et 2004 ; la monnaie fiduciaire était aussi au plus bas sur cette période.
Pour ce qui est de la liquidité des produits financiers, il faut rendre les obligations plus liquides en créant des SICAV, ces dernières étant des portefeuilles d’obligations et plus facile à vendre que des obligations. Enfin, il y a une troisième caractéristique des produits financiers qui semble être importante pour certains de nos concitoyens, c’est la conformité avec leurs convictions religieuses. Ces produits existent déjà auprès de deux banques privées. Les banques publiques vont s’y mettre aussi. C’est très bien.
Ceci dit, il ne faut pas se faire trop d’espoir. Le développement de ces produits sera lent et franchement je ne m’attends pas à ce qu’il soit important, mais j’espère me tromper. Pour faire bref, le principal problème est qu’il faut mettre une étanchéité complète entre l’argent de la finance traditionnelle et celui de la finance islamique, ce qui fera que les montants que pourra capter la finance islamique seront faibles.
Ces déclarations relancent le débat sur le poids de l’informel dans le pays, entre ceux qui le minimisent et ceux qui pensent que cet argent peut servir à résoudre la crise. Qui a raison ?
Beaucoup de secteurs économiques sont confrontés à l’économie informelle, à des degrés plus ou moins importants, en particulier le commerce, la distribution, l’agriculture, le bâtiment, l’immobilier et tous les métiers de type artisans et travail à domicile. L’économie informelle concerne plus de trois millions d’employés. L’importance de l’économie informelle est incontestable. C’est une économie réelle qu’il ne faut pas détruire mais plutôt intégrer dans l’économie formelle, car le principal problème est qu’elle échappe à l’impôt.
Il y a plusieurs actions à mener et je pense que cette question dépasse largement le cadre de cet entretien. Mais en bref, il faut probablement repenser le système fiscal en baissant certains impôts comme l’IRG et l’IBS, baisses qui doivent être combinées à la hausse des produits subventionnés, en particulier les produis énergétiques. Il faut aussi appliquer la loi, en particulier il faut mettre les moyens pour faire la collecte de l’impôt et bien contrôler les registres de commerce des sociétés liées à la distribution. Il faut, par ailleurs, moderniser les systèmes de distributions, à commencer par la mise en place des marchés de gros, projet dont on parle depuis des années mais que l’on ne voit pas se concrétiser, ce qui en dit beaucoup sur la réelle volonté politique pour s’attaquer à ce problème.
La volonté politique est clairement faible quand on se rappelle l’épisode de la consommation d’alcool où un ministre du commerce avait affirmé il y a quelques années que ce secteur représentait deux milliards de dollars dont 70% de part de marché était informelle, affirmation suivie assez rapidement par son départ du Gouvernement…
Cependant réduire la taille de l’économie informelle ne va pas régler la crise que le pays vit. En plus de l’économie informelle, d’autres graves problèmes existent comme la bureaucratie, la corruption, la mauvaise allocation des ressources, la gouvernance des entreprises publiques, comme leurs inefficacités, particulièrement celles des réseaux comme l’électricité et les télécommunications, la prédation et les multitudes barrières à l’entrée de la concurrence comme la règle du 51/49.