Au-delà du seul budget d’austérité pour 2018, la contestation parfois violente de la semaine passée a été l’occasion pour nombre de Tunisiens de clamer leur exaspération face à l’absence d’amélioration de leurs conditions de vie, loin des espoirs de la révolution de 2011.
Célébrée pour sa transition démocratique, la Tunisie, unique pays rescapé du Printemps arabe, reste en effet engluée dans la morosité économique et sociale.
Pourquoi cette nouvelle vague de contestation?
Après des années de quasi stagnation, la Tunisie a enregistré un net frémissement de sa croissance (2% en 2017, contre 0,8% en 2015 et 1% l’an dernier). Mais il n’a encore eu aucun impact sur l’emploi, avec un chômage qui reste au-dessus de 15%, et dépasse 30% chez les jeunes diplômés.
« Les politiques d’investissement ne cherchent pas à développer des activités qui créent de l’emploi, mais celles qui rapportent des bénéfices », avance Med Dhia Hammami, chercheur en politique économique.
Ainsi, « la majorité des investissements directs étrangers en Tunisie se font dans le secteur extractif -gaz ou pétrole- qui crée peu d’emploi », explique-t-il. Il y a par ailleurs « une focalisation sur les services, dont le tourisme, qui crée des emplois très précaires et saisonniers ».
« Si on continue, on va se retrouver comme sous (Zine el Abidine) Ben Ali avec une croissance à 5% et un chômage à 15-18% », prévient M. Hammami.
C’est justement aux cris de « travail, pain et dignité » que des manifestations avaient chassé du pouvoir le dictateur tunisien en janvier 2011.
Les effets d’annonce de « Tunisia 2020 », un sommet d’investisseurs en 2016 lors duquel 30 milliards d’euros d’investissements ont été promis, ne se sont par ailleurs pas encore traduits par des projets tangibles, tandis que les 11 millions de Tunisiens sont à bout de patience.
Enfin, après plusieurs années d’une inflation contenue, les prix ont grimpé de 6% en 2017, sur fond de dépréciation du dinar et de hausse des impôts. L’inflation devrait continuer à croître cette année, selon nombre d’analystes.
Des réformes économiques ont-elles été entreprises?
Malgré l’embouteillage législatif – certaines lois attendent depuis des années–, « il y a eu beaucoup de réformes », assure Chafik Ben Rouine, président de l’Observatoire économique tunisien.
Elles ont toutefois été adoptées afin « de répondre aux exigences des bailleurs de fonds (Fonds monétaire international, Banque mondiale) pour boucler les budgets ».
Pour calmer les mouvements sociaux, les gouvernements successifs ont massivement recruté dans la fonction publique après la révolution. Doublée d’une croissance atone, cette politique s’est soldée par un creusement des déficits, contraignant à conclure des prêts auprès d’instances comme le FMI… en échange d’une promesse de lutter contre ces déficits.
Le gouvernement de Youssef Chahed a tenté de donner des gages d’amélioration du climat des affaires, avec l’adoption d’un nouveau code de l’investissement en 2016 censé simplifier les démarches administratives.
Mais de nombreux blocages persistent, malgré la fuite du clan Ben Ali qui avait mis l’économie en coupe réglée.
« Il reste un verrouillage du marché intérieur par les gens entrés aux affaires dans les années 1970 » et une multitude d’autres clans régionaux ou politiques, dit Michael Ayari, analyste pour International Crisis Group (ICG).
Ceux-ci « utilisent l’Etat pour se saboter les uns les autres », en instrumentalisant le mille-feuille administratif.
L’an dernier, le gouvernement Chahed s’est par ailleurs engagé dans une « guerre contre la corruption », après des années d’inaction. Mais depuis un spectaculaire coup de filet en mai, aucune information n’a filtré.
Dans le même temps, le vote d’une loi controversée d’amnistie pour certains faits de corruption sous Ben Ali a brouillé le message.
Quelles solutions possibles?
L’Etat continue à subventionner des produits de première nécessité (pain, essence…) -y compris pour les plus aisés-, tandis que la hausse de la TVA touche de plein fouet les foyers modestes. L’efficacité de certaines incitations fiscales accusées d’être clientélistes reste à prouver.
Pour Mohamed Ali Marouani, secrétaire général du cercle économistes arabes, il faudrait évaluer et « remettre à plat le système des incitations et subventions, pour que les plus aisés soient ceux qui participent le plus aux efforts ».
Pour M. Ayari, il faudrait aussi faciliter l’accès au financement bancaire, et réguler les sociétés de courtage et autres intermédiaires pour limiter les jeux d’influence occultes.
L’économiste Safouane Ben Aïssa, qui a travaillé pour plusieurs cabinets avant et après la révolution, préconise un plan de modernisation économique. Au lieu de réformes théoriques sous la houlette des bailleurs, il faut s’attaquer à la multitude de dysfonctionnements locaux –délais de paiement, inefficacité des aides sociales, difficulté à intégrer le commerce informel, etc…, plaide-t-il.