Le hirak a soufflé hier samedi 22 février sa première bougie. Quel bilan faites-vous ? Que faut-il retenir d’une année de manifestations sans précédent dans l’histoire du pays ?
Abdelaziz Rahabi : Si nous devions mesurer les choses en termes de temps historique dans la vie des nations, le Hirak constitue la première expérience de rupture non violente de l’Algérie indépendante et nous fait entrer pacifiquement dans la modernité politique.
Je pense que ce mouvement citoyen massif et inédit a réconcilié l’Algérie avec son destin, son histoire et sa géographie, mais ses effets ne peuvent pas être ressentis à court terme. Il est vrai aussi qu’il fait peur à ceux qui craignent l’émergence de la démocratie en Algérie, ils sont nombreux au sein de l’État, dans les milieux de l’informel et dans notre environnement géopolitique en raison de l’attractivité qu’il produit dans les sociétés de l’espace afro-arabe.
Une partie de l’opinion publique et certains intellectuels pensent cependant que le hirak a échoué. D’autres soutiennent le contraire. Quel est votre appréciation ?
Un mouvement de cette ampleur ne doit pas être ramené à des destins individuels ou à des ambitions de groupes sociaux ou politiques. C’est en partie le cas en ce moment en Algérie, mais cela ne doit pas non plus servir d’excuse à notre incapacité à l’accompagner et à en faire un facteur d’accélération de notre l’histoire. Il s’agit avant tout d’une révolution culturelle dans laquelle rien ne sera plus comme avant sur le plan des libertés, de la gouvernance notamment en matière de contrôle de la richesse publique et de la justice. C’est ce saut qualitatif qui autorise à dire que le Hirak a réussi en dépit des résistances au changement d’un système déphasé et d’une société encore préparée devant par un mouvement sans direction mais porteur de projet.
La structuration du hirak fait justement débat. Le mouvement populaire a-t-il besoin de représentants ?
Je pense fortement qu’il est plus urgent de structurer l’État déliquescent que de le faire pour le Hirak représenté par ses revendications éminemment politiques qui sont à elles seules tout un programme, une sorte de délibérations entre citoyens qui ont fixé les contours d’un projet de société. Le débat sur la structuration est récurrent et ne procède pas toujours de saines intentions. Il semble surtout destiné à affaiblir un mouvement horizontal par nature et par destination que l’on veut réduire à une contestation pour mieux le domestiquer ou discréditer ceux qui viendraient à porter la parole de ceux qui sortent ou adhèrent à une révolution citoyenne. Il reste que nous n’entrerons effectivement dans le fait politique qu’en activant dans les collectifs, syndicats, partis et société civile sinon le Hirak aura cherché à changer le pouvoir au lieu de le prendre par l’action politique organisée dans un cadre légal. C’est à mon sens le plus grand défi des mois à venir.
Il reste également à continuer à éviter de sombrer dans la violence …
La mobilisation populaire par sa force, sa retenue et sa longévité a déjoué les prévisions les plus pessimistes parce que justement elle n’était pas représentée donc prémunie contre toute forme de marchandage. Les tenants du pouvoir ont été affaiblis par leur propre politique d’atomisation systématique des partis et de la société civile ces dernières décennies, elles ont alors mis toute leur énergie et les moyens de l’État au service de la diabolisation du Hirak et de la criminalisation des activistes les plus-en vue.
Une des plus marquantes conséquences de cette situation est que justement, faute d’intermédiation sociale et politique, l’entourage de l’ancien président et le commandement de l’armée se sont retrouvés en tête à tête avec un peuple déterminé car instruit par les mauvaises expériences du passé et une jeunesse exigeante et maîtrisant les réseaux sociaux …
La présidentielle du 12 décembre, rejetée par le hirak, a-t-elle permis d’avancer vers une sortie de l’impasse politique dans laquelle le pays est plongé depuis plusieurs mois ?
Je regrette que l’agenda politique du pays n’ait pas fait l’objet d’un consensus minima comme nous l’avions proposé dans la conférence d’Aïn Benian qui avait appelé au dialogue comme moyen privilégié pour sortir de la crise. L’actuel président n’en porte pas la responsabilité mais l’accord politique aurait pu précéder les élections pour favoriser l‘adhésion populaire et donner un crédit au premier scrutin post Bouteflika. Le consensus national pour un pacte de gouvernabilité est encore possible même si notre culture en la matière est en pleine formation et n’a pas atteint le stade de maturité requis. Je persiste à croire qu’il est encore possible d ‘envisager de faire de ce mandat un mandat de transition si l’agenda électoral envisagé satisfait réellement aux exigences de transparence et de régularité. Il est illusoire et risqué de persister à fonctionner avec un mode de représentation déterminé par le rapport de forces et de continuer à rouler dans le sens contraire de l ‘Histoire.
Vous avez mis en garde contre « l’ingouvernabilité » de l’Algérie. C’est toujours le cas ?
Il est vrai qu’il y a des signes d’apaisement encourageants ces deux derniers mois mais je continue à penser que sans un large consensus national inclusif fait de sens de la responsabilité et de concessions réciproques, il sera difficile de mettre en place les conditions de la confiance entre le peuple et son système politique. On ne gouverne pas les Algériens, on gouverne avec eux.
Le président Tebboune a initié dans ce sens un dialogue avec les personnalités politiques. Vous l’avez rencontré. Pensez-vous qu’il a pris en compte vos recommandations ?
Je voudrais juste rappeler que le dialogue est une demande de l’opposition depuis Mazafran 1 en 2014, Mazafran 2 en en 2014 et tout récemment Aïn Benian, tout comme la demande d’organisation d’une transition démocratique consensuelle progressive et paisible. À ce titre, j’ai toujours encouragé et milité en faveur des convergences et de toute forme de dialogue de nature à sortir notre pays des incertitudes qui marquent la vie de la Nation dans un environnement régional des plus menaçants. Le président de la République a été attentif à ma demande d’accélération du rythme des réformes notamment celle de la Justice, à l’élargissement du dialogue, à la libération des détenus du Hirak, et à la levée des entraves à l’exercice de la liberté d’expression. Je souhaite qu’il ne rencontre pas beaucoup de résistance au sein de l’État rentier et liberticide qui est, historiquement le principal responsable de l’échec des expériences de refonte du système politique sous les présidents Chadli et Zéroual.
Le pouvoir affiche d’ailleurs une ambivalence dans le traitement du hirak. D’un côté, il l’encense, de l’autre il interdit les conférences, bloque les accès à Alger. Comment l’expliquez-vous ?
Il reste beaucoup à faire en matière de liberté d’expression et de réunion et les considérations sécuritaires invoquées sont rarement justifiées et continuent malheureusement de conditionner la décision politique. Les derrières entraves à l’exercice de l‘action politique des membres de l‘Alternative Démocratique et de la société civile en sont les plus frappantes démonstrations. Notre système politique a appris à se faire peur, c‘est l’une de ses majeures caractéristiques depuis la guerre de libération.
Sous Bouteflika, on évoquait souvent le pouvoir de l’ombre. Y-a-t-il un risque d’un retour à ce système ?
À défaut d’un système politique garantissant la justice et la liberté d’expression, qui sont le seul rempart contre la tentation totalitaire, les bénéficiaires de la collusion pouvoir –argent resterons encore influents même s’il est vrai que nous avons passé le plus difficile alors que nous étions au mois de mars dernier, au bord d’une grave crise politique et sécuritaire. Nous le devons en bonne partie au Président Zéroual qui a décliné l’offre qui lui a été faite de diriger la transition car il avait pris conscience qu’il s’agissait d’une opération destinée à confisquer la victoire du peuple en pariant sur la popularité de l’ancien président pour prolonger la présidence de Bouteflika.
Pour moi, il est temps de passer à un autre stade dans la détermination des responsabilités dans la crise au risque de la voir durer et se radicaliser. Aujourd’hui, les interrogations sont légitimes sur l’immunité accordée à Bouteflika depuis une année et son non jugement pour sa responsabilité directe dans la crise du fait de la délégation de ses pouvoirs constitutionnels à son aventurier de frère et la couverture politique qu’il accordée à la corruption et à l’impunité.