Vous venez d’être nommé envoyé spécial de l’Union Africaine dans une conjoncture marquée par crise sanitaire liée à la pandémie de coronavirus. Quelle sera votre mission dans ce contexte ?
Face à cette pandémie qui se propage à grande vitesse, il y a des actions de lutte au niveau national et régional. L’Union Africaine comme les autres organisations régionales a commencé à s’organiser pour accompagner, conforter, assister et renforcer les stratégies des pays membres. Il y a aussi les instances des pays africains qui fonctionnent. Et les Présidents de ces pays ont décidé de renforcer les actions de ces instances par un panel de personnalités, qui ont leurs réseaux au niveau africain, et devenus des envoyés spéciaux. Dans notre cas, l’Union africaine a saisi les autorités du pays et le Président de la République a décidé de proposer le nom d’un ancien ministre des Finances. Dans ce panel composé de 5 membres, il y a trois anciens ministres des Finances. La mission des envoyés spéciaux est d’agir au nom de l’Afrique pour apporter leurs conseils à l’Union africaine. Et ensuite, agir dans le cadre d’une feuille de route qui est en train de s’élaborer, dans une coordination très fine avec les instances de ces pays, pour agir auprès des institutions financières internationales comme la Banque Mondiale, la Banque africaine de développement pour faire en sorte que les ressources qui se dégagent au niveau mondial soit au bénéfice des pays africains. Et ceci sous forme d’aides, de crédits à taux spéciaux, soit au travers du retraitement de la dette des pays africains pour leur permettre de faire face à leurs besoins durant cette pandémie.
Qu’en sera-t-il une fois que la pandémie aura régressée ?
Notre mission va au-delà de la pandémie. Déjà, nous avons un deuxième regard sur le « take off », c’est-à-dire le décollage après le coronavirus. Toutes les Nations sont face à un risque immédiat et il se trouve que ce risque immédiat a touché la croissance, puisque beaucoup de pays sont en récession. C’est-à-dire qu’il faut d’ores et déjà préparer la reprise économique après le coronavirus et que cette reprise se fasse dans des conditions économiques et financières acceptables. C’est pour cela qu’on mobilise les ressources qui permettent de faire face aux exigences sanitaires immédiates mais qu’on regarde aussi simultanément l’endettement des pays africains pour qu’après le coronavirus il n’y ait pas un deuxième surcout qui vienne se surajouter. Au niveau de l’Union Africaine, il y a un fond de solidarité qui s’est déjà créé : il a été alimenté à hauteur de dizaines de millions de dollars. L’Union Africaine dispose aussi d’un réseau de laboratoires médicaux pour les pays qui ne disposent pas d’infrastructures sanitaires. Ce réseau a déjà reçu des ressources pour les pays africains qui sont dans le besoin.
Mais votre mission première est-elle en rapport avec le Coronavirus ?
Durant le coronavirus, il y a une lutte immédiate, mais il y a aussi une anticipation des conséquences de cette pandémie à moyen terme car les machines économiques sont en panne. On anticipe sur comment les pays redémarreront après le Coronavirus. Mais pour l’heure, notre mission est focalisée sur cette pandémie du Covid 19.
L’Afrique a été moins touchée par la pandémie pour l’heure. Est-ce que cela veut dire que le danger est écarté ?
Non. Les discussions que nous avons au niveau africain montrent qu’il faut faire attention, le danger n’est pas écarté et c’est dans cette perspective que les uns et les autres anticipent des situations qui peuvent être dangereuses. Ceci pour une raison simple : les moyens dont disposent les pays africains sont plus limités que ceux des grands pays touchés durant la première vague de la pandémie. Je dois vous dire que dans les discussions que nous avons eues, on travaille dans le sens d’anticiper un risque qui n’est pas du tout banal. On se dit qu’il faut prendre les précautions pour ne pas avoir à subir la pandémie de plein fouet.
Comment diagnostiquez-vous la situation économique en Algérie dans un contexte pandémique et une chute drastique du prix du baril de pétrole ?
C’est une situation difficile et complexe. Car nous sortons d’une année 2019 où le taux de croissance était faible. De plus, durant les années 2017, 2018 et 2019 nous avions un budget au dessus de nos moyens puisque le déficit budgétaire a été extrêmement important. Le pays est face actuellement à trois situations complexes : la première comporte un déficit budgétaire important, la seconde concerne le coût de la pandémie du coronavirus qui pèse beaucoup et la troisième est en rapport avec la chute drastique et importante, qui semble durer, du prix du pétrole. C’est une situation des plus complexes. Notre pays dispose d’une épargne en devises, d’une année de couverture de nos engagements extérieurs, mais nous avons en face un secteur économique où il y a des dysfonctionnements, un secteur informel important et un secteur bancaire qui n’a pas achevé sa modernisation.
L’Algérie peut-elle s’en sortir face à cette situation complexe ? Et quelle est la démarche à suivre pour ce faire ?
Oui, quand on compare l’Algérie à d’autres pays de la même taille. Mais nous n’avons plus le temps, c’est pour cela que les pouvoirs publics, les acteurs de marché ont un challenge à relever. Il se décline premièrement à travers un réaménagement du budget de 2020 pour qu’il soit au niveau des capacités existantes, afin de ne pas creuser d’avantage le déficit budgétaire. Deuxièmement, moi je plaide en faveur d’une réflexion approfondie rapide autour du nouveau schéma de financement de l’économie.
En quoi consiste ce nouveau schéma de financement ?
C’est exprimer la volonté de sortir d’une économie dépendante des hydrocarbures en décision, en actions et en arbitrage opérationnels. Parce que nous n’avons pas le temps de reporter des arbitrages en matière de modèles de financements. Nous avons quatre axes sur lesquels nous devrions, après une réflexion approfondie, faire un arbitrage : premièrement c’est de définir la trajectoire budgétaire minimale pour les années 2020 et 2021. C’est-à-dire quel est le budget à ne pas dépasser pour ne pas dégrader les équilibres internes.
Deuxièmement et s’agissant des financements monétaires, les pouvoirs publics ont considéré que les financements non-conventionnels ne sont pas utilisables, il faut se prononcer donc définitivement sur cette question.
Troisièmement et concernant l’endettement extérieur, l’État ne s’endette pas, mais dit définir les conditions d’une libération de l’endettement extérieur pour les acteurs et les entreprises qui peuvent faire face. Moi, je plaide en faveur de l’endettement extérieur encadré. Mais cet encadrement doit sortir déjà avec des textes règlementaires pour libérer les entreprises et les acteurs qui peuvent s’endetter et éviter de toucher aux réserves en devises.
Quatrièmement, inciter les opérateurs algériens à ne pas acheter cash mais à crédit dans les limites de 9 à 10 mois. Faire en sorte que nos partenaires extérieurs sachent que nous sommes un pays solvable mais avec une liquidité limitée.
Cinquièmement l’examen d’une dévaluation acceptable du dinar. Ce schéma de financement doit se faire en parallèle avec des réformes économiques : il y a la règlementation de l’investissement étranger qui est en cours de refonte, il y a la règlementation sur la démarche du pays en matière d’industrie de montage, il y a le régime de change qui est à revoir, il y a le système des subventions à moderniser. Mais s’agissant du schéma de financement, il doit y avoir un arbitrage rapide pour donner une visibilité aux acteurs économiques.
Durant ce confinement, il ne faut pas passer beaucoup de temps à rebâtir un schéma de financement de l’économie. On ne peut pas se permettre d’avoir deux années successives en nous basant uniquement sur la dépense publique et le budget de l’État.
En définitif, l’Algérie a-t-elle les moyens pour éviter une grave crise économique ?
Moyennant une nouvelle vision en matière de financement public, sans tabous, un agenda serré et une action synchronisée entre les autorités publiques et les acteurs nationaux et internationaux. Que l’été de cette année, soit un été serré et laborieux pour que la rentrée sociale prochaine sorte avec une vision rénovée en matière de croissance et de financement de l’État. Il ne faut pas qu’on arrive en 2021 en ayant des questionnements sur est-ce qu’on s’endette ou non ? Est-ce qu’on va vers le financement monétaire ou non ?
Vous plaidez donc en faveur d’un endettement extérieur sélectif ?
Je plaide en faveur d’un endettement extérieur sélectif et d’un endettement intérieur. Je plaide en faveur d’un second emprunt obligataire dès le troisième trimestre qui soit innovateur par rapport au premier emprunt obligataire. Et en faveur d’un retour à une démarche d’inclusion fiscale et bancaire avec des instruments nouveaux pour collecter les ressources qui ne sont pas suffisamment fiscalisées et bancarisées.