ENTRETIEN. Idir sort son nouvel album, Ici et Ailleurs, ce vendredi 7 avril. C’est un album où il chante en français et en kabyle avec Charles Aznavour, Francis Cabrel, Maxime Le Forestier et bien d’autres. À l’occasion de cette sortie, le célèbre chanteur algérien a accueilli TSA à son domicile, en banlieue parisienne, pour discuter de son album et de son parcours.
D’où est venue l’idée de cet album ?
C’est l’idée de rendre à la chanson française mon point de vue de chanteur algérien. Essayer d’interpréter ces merveilles qui ont ébloui ma vie et trouver avec cela le moyen de remercier l’art lyrique de ce pays pour le bonheur qu’il m’a procuré. Peut-être aussi, un moyen pour moi d’exorciser les divergences de toutes natures qui émaillent nos deux rives et espérer un rêve commun.
Ainsi que je l’ai déjà dit, je ne voulais pas un partage où chacun prend sa part ni un échange de solitudes pour apprendre à mieux nous connaître. Pour ma part, j’ai fait mes études en langue française et je connais mes humanités. Enfin, ce n’est pas une confrontation d’idées pour nous sentir proches les uns des autres. Nous n’avons ni à servir ni à être servis. Rien de tout cela. Nous n’avons qu’à vivre des moments ensemble, en chantant nos sentiments sans idéologie ni calculs. Mais je ne vous cache pas que lorsqu’ils chantent en kabyle j’y ai mis une certaine malice pour mettre en avant ma culture berbère.
Après tout, si on ne fait pas les choses soi-même, il faut attendre longtemps pour qu’elles soient réalisées par d’autres ! Enfin pour finir de répondre à ta question, j’ai voulu restituer à ce pays ce qu’il m’a donné, tout en gardant mes convictions et mes participations vis-à-vis des problèmes que déclenchent mes origines.
Comment avez-vous choisi ces artistes et ces chansons ?
J’en ai parlé aux dirigeants de ma maison de disques et je leur ai donné une liste d’artistes. J’en connaissais quelques-uns. Pour ceux qui ont accepté et qui étaient disponibles, j’ai opté pour des thèmes qui nous étaient proches à quelques variantes près, justifiées par nos parcours respectifs. La Bohème d’Aznavour m’a énormément marqué et le choix s’imposait de lui-même. Lui parle d’un peintre, moi je parle d’un musicien qui erre avec sa copine, avec tout le vague à l’âme que cela comporte.
Celle de Cabrel sur la corrida, je l’ai choisie parce que musicalement, elle a des sonorités « chaabi ». Chez nous, la corrida n’est pas connue. Dans le village, on y assistait, enfants, quand on égorgeait les bêtes et pour nous cela était pris pour un acte « culturel », et nous l’avons intégré. Mais dans la « corrida » il y avait ce plaisir cruel de tuer le taureau gratuitement. Et cela changeait tout pour moi. Et donc, ce thème m’a interpellé.
J’ai choisi les « Matins d’hiver » avec Gérard Lenorman parce que c’est un thème que j’ai vécu. En Kabylie, en hiver, les routes n’étaient pas toutes carrossables et il fallait marcher dans la neige pour aller à l’école – ce n’était souvent pas évident.
Catherine, la femme de feu Henri Salvador, nous a donné la voix enregistrée de « Jardin d’Hiver ». J’ai toujours aimé ce chanteur, c’est un vrai crooner.
Patrick Bruel est dans la même maison de disques que moi. On se croisait de temps en temps. Puis j’ai appris qu’il était d’origine berbère et que sa grand-mère ne parlait ni arabe ni français. J’ai choisi sa chanson « Les larmes de leurs pères », qui parle du printemps tunisien. Et comme nous aussi nous avons eu notre printemps, où 127 jeunes de moins de 20 ans ont été tués en Avril 2001, j’ai vu l’importance de chanter pour le printemps noir. Je trouvais cela tout à fait légitime.
J’ai aussi aimé « On the road again » que Bernard Lavilliers a dédiée à l’Irlande. Tout cela m’a rappelé que les berbères ont toujours bougé, pour certains d’entre eux afin d’éviter d’être exterminés par des ennemis successifs (en se réfugiant souvent dans les montagnes). Ils ont donc pu garder leur langue et le socle sur lequel est bâtie leur identité.
Pour le groupe « Tryo », j’ai voulu ce bel « Hymne de nos campagnes » car étant moi-même issu de la terre, j’ai pensé que cette ode à l’écologie était nécessaire. Fabien, « Grand corps malade » m’a proposé un texte intitulé « Avancer » mis en musique par un de ses potes. J’y ai aimé le questionnement par rapport à une identité que l’on vit loin de chez soi. La maison de disques m’a proposé alors de reprendre « Lettre à ma fille » écrite par Fabien et dont la musique est de ma fille Tanina, en m’expliquant que ce titre y trouverait une bonne cohérence dans ce disque.
Pour finir, la chanson « Né quelque part » de mon ami Maxime le Forestier a été choisie pour son beau texte sur la tolérance et sa belle musique.
J’ai fait ces choix en essayant d’être aussi honnête que possible, non seulement en pensant à ma Kabylie, mais aussi en faisant en sorte qu’elle vienne et nous accompagne.
Comment définiriez-vous ce que vous mettez en place à travers cet album ?
À travers ce travail, je me définis comme quelqu’un qui vit en France et qui donne le change afin de continuer à tisser des liens dans mes interlocutions et de poser des équivalences pour rendre nos rapports plus efficaces.
Comment avez-vous établi ces équivalences ?
Nous avons essayé de trouver des points d’amarrage pour chanter ensemble. Et Ameziane Kezzar, qui a un talent inouï pour ça, a adapté brillamment les textes. Nous avons eu la bonne idée de ne pas traduire le sens (aussi large soit-il) car on dit bien : « Traduire c’est trahir », mais de donner ces équivalences pour mieux rendre les émotions échangées. Donner une équivalence, c’est faire en sorte qu’une même chose soit perçue pareillement dans les deux langues.
Comment avez-vous fait pour faire chanter des chanteurs français en kabyle ?
Nous avons répété ensemble jusqu’à ce qu’ils y arrivent ! Parler et chanter en kabyle, ça les intéresse, parce qu’ils ont compris tout de suite le côté minoritaire de cette langue et l’injustice qu’elle subit. Ils ont vu quelqu’un qui tient à sa langue et qui lutte pour que son identité existe, et je leur ai dit que pour moi le combat pour mon identité est la Mère de toutes les batailles, et donc le plus beau de tous les défis. Maxime le Forestier a eu l’intelligence de comprendre que cette langue n’avait pas été interdite tout court, mais interdite d’enseignement. Avec lui, c’était acquis, parce que nous avions déjà fait un duo ensemble dans l’album Identités et il était préparé à ce genre de situation. Pour certains, il a fallu un peu approfondir les choses.
Vous attendez-vous à ce qu’on vous reproche de chanter des chansons françaises, même si vous les mêlez de kabyle ?
Je n’ai pas encore rencontré ce genre de remarques. Je sais que nous vivons une époque où les raccourcis sont fréquents et cela donne des amalgames qui faussent souvent les jugements. Que fait-on de la liberté d’entreprendre, d’exister, de penser ? Moi, je ne me mêle des affaires de personne. Alors pourquoi essayer de me diriger, de me conseiller, de faire de moi quelqu’un qui doit penser comme eux ? Qu’est-ce que c’est que ces empêcheurs de chanter en rond ? L’idée ne vous plait pas ? Vous n’êtes pas obligés de suivre.
Mais si on me demande « Pourquoi tu as fait ça », je réponds : « Et pourquoi pas ? ». Il faut laisser la liberté aux gens d’être comme ils le souhaitent. Il y a plein de gens en Algérie qui chantent en anglais, espagnol, arabe, etc. Qu’ils le fassent par plaisir ou pour autre chose, laissez-les faire. Ne soyons pas verrouillés de l’intérieur. Pour finir, je te dirai que dans la vie, il y a ceux qui parlent et ceux qui font. Les premiers n’ont peut-être pas le temps de faire, ni les autres de parler…
Il y a longtemps que je ne fais plus attention à ce genre de choses.
Par cet album, poursuivez-vous un but politique ?
Oui et non. Non parce que je n’ai rien à demander aux gens, sinon d’écouter mes chansons, s’ils en ont envie. Je suis un homme libre, je fais les choses comme je les pense et ma Kabylie je la défends avec mes moyens. Oui, parce qu’ainsi que je l’ai dit plus haut, ce n’est pas un disque innocent. Faire chanter des artistes français en kabyle est pour moi un acte militant qui amènera à faire réfléchir les gens d’une façon diverse sans pour autant jouer les « Simon Bolivar ».
Mais où est le mal ? Où est la faute ? Je lutte pour que ma langue soit VRAIMENT officielle. Sans artifices, ni pièges à la noix quelconques. Il faut arrêter avec cette idéologie de bazar. Je me considérerai comme un rempart à toute tentative d’altération ou de déviation de l’importance qui lui revient de droit. Je ne suis pas un larbin du pouvoir ni un soutien des extrémismes, je suis un homme libre, je suis un Amazigh. Où est le mal à vouloir être ce que l’on est ?
Que pensez-vous de l’officialisation de la langue amazigh en Algérie ?
On s’est bien fait avoir. Non, elle n’est pas officielle, ils placent une langue d’État au-dessus de la langue amazigh. Si c’est une langue officielle, c’est une langue d’État. Si la langue amazigh est officielle, elle n’est ni au-dessus ni au-dessous. Après, ce sera à nous de lui donner les moyens de s’exprimer officiellement, une fois qu’elle est dans la Constitution de cette manière.
Comment a été choisi le titre de l’album « Ici et ailleurs » ?
Au départ, on m’a proposé « Racines ». Je leur ai dit alors que mes racines ont occupé l’essentiel de ma carrière et que c’était plus des rencontres qu’une recherche de racines. Alors, ils m’ont proposé « Ici et ailleurs », et comme je suis ici et que je viens d’ailleurs, j’ai accepté.
La question des racines est assez à la mode actuellement…
Avec la peur, la mal-vie et les récessions économiques on va vers des sociétés qui se referment chaque jour un peu plus sur elles-mêmes. Sinon, jamais un discours comme celui de Marine Le Pen n’aurait autant d’impact. En France, ils arrivent à une attitude assez grave, qui consiste à se décomplexer par rapport au racisme et à l’exclusion. On banalise le fait d’être raciste ou anti-musulman. Se contenter d’affirmer, ce n’est pas du courage. D’un autre côté, le besoin de s’affirmer met en exergue le rapprochement vers nos racines. Il y a un énorme engouement pour la culture amazigh dans toute l’Afrique du Nord et là, c’est un mouvement revendicatif puissant, et surtout un besoin irrépressible et irrépréhensible d’aller à la rencontre de son histoire. Prenez garde messieurs les censeurs !
Que pensez-vous du discours sur l’islam en France ?
Quand on parle d’islam en France, il faut donner un gage de compréhension, d’aide, de paternalisme. Ils confondent religion et culture. L’islam de France, qu’est-ce que ça veut dire ? Rien ! L’islam, c’est une religion, soit on l’adopte, soit on ne l’adopte pas. Ce sont les mêmes principes, que l’on soit en France, en Indonésie ou ailleurs… Si on veut faire un islam de France, cela veut dire qu’on veut remodeler des écrits qui sont censés être sacrés. Et cela induit les gens en erreur : les gens de banlieue peuvent jurer sur le « Coran de la Mecque », alors qu’ils n’ont jamais lu une ligne du livre sacré. Et ils sont alors la proie de tous ces prêcheurs de pacotille qui leur font gober n’importe quoi, sous l’œil quasi indifférent du pays d’accueil.
Que pensez-vous du rapport à la religion en Algérie ?
Je pense que c’est un rapport idéologique. Un populisme s’est installé peu à peu qui a éloigné le croyant de la base même de la religion. Je ne pense pas que l’on puisse vivre continuellement entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Ce qui est terrible, c’est comment la religion et la morale ont évolué, et comment des faux dévots ont squatté des espaces tout cela à leurs fins personnelles. Les dogmes verticaux ne mènent à rien. La preuve, il n’y a qu’à voir les résultats que tout cela apporte.
Depuis quand n’avez-vous pas joué en Algérie ?
Depuis 1979. J’y retourne souvent, pour voir ma famille, mais je n’y ai pas joué. À chaque fois, il y a quelque chose qui a cloché. Il y a eu les années noires le 5 octobre, et toutes ces choses me touchent. Et en voyant les gens qui faisaient mon métier céder au chant des sirènes, j’avais peur de me retrouver dans une situation qui allait me déplaire. Je ne voulais pas chanter sous l’égide de X ou Y, parce qu’on ne peut pas me lancer des compliments, me dire qu’on aime mes chansons, sortir tous les violons, et continuer à ignorer mon identité. Et je me suis mis en tête il y a deux ou trois ans de ne pas chanter en Algérie si ma langue n’était pas vraiment officielle. Je chante dans les villages, en direct avec les gens. Mais je suis blessé de ne pas être considéré comme un Algérien à part entière. J’ai fait mes devoirs, j’ai fait mon service national. En France, j’ai donné une image aussi positive que possible de ce pays. Et qu’est-ce que j’ai en retour ? Rien. Comment voulez-vous que je réagisse ?
Comment avez-vous vécu les années 1990 ?
Nous avons fait beaucoup de soutien sous forme de spectacles, de marches, d’émissions télévisées pour défendre la cause des Algériens et se positionner contre les extrémismes de tout bord. Qu’aurions-nous pu faire de plus ? Nous ne sommes que des saltimbanques.
Avez-vous envie de continuer à faire des albums ?
Non, je pense que je vais arrêter là. Les temps ont changé et je ne suis pas aussi à l’aise qu’auparavant. Je ne supporte pas le manque d’éducation de certains, et ça commence à devenir difficile. Et je n’ai pas envie de continuer pour continuer. Ce que j’avais à dire, je l’ai dit et je reste campé sur mes positions. Il y a d’autres chanteurs qui vont bien reprendre le relais. Enfin je l’espère !
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Réinventer la sieste ! *rires*. Non je rigole ! Je serai sans doute toujours dans la musique.