Rachid Arhab est journaliste et écrivain. Il a travaillé pour France 2 pendant plus de vingt ans, où il assurera notamment la présentation du célèbre journal de la chaîne publique française, devenant le premier journaliste d’origine maghrébine à se voir confier ce poste. Il deviendra par la suite membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel pendant six ans.
Dans cet entretien accordé à TSA, M. Arhab revient sur son parcours personnel et apporte sa perspective sur la situation actuelle des Français d’origine maghrébine issus de l’immigration, leur rapport à la République française ainsi qu’à la religion, mais aussi le rapport de la société française à l’islam. Entretien.
Vous avez déclaré que vous vous définissez d’abord comme français, de culture maghrébine. Comment avez-vous réglé le problème du déracinement inhérent à une telle situation ?
J’ai eu l’occasion de dire un jour que je suis 100% Français et 100% Algérien. Je sais bien que mathématiquement cela ne tient pas la route, mais je me sens ainsi. Je ne me définis jamais comme Français par rapport à autre chose. La réalité c’est qu’aujourd’hui, administrativement, je ne suis que Français, et c’est un choix. Je suis né Français en 1955 en Algérie, je suis devenu Algérien en 1962 quand j’étais enfant vivant en Lorraine. Je ne savais même pas que je changeais de nationalité à cette époque-là. Je ne l’ai découvert qu’à l’âge de 18 ans. Je me suis retrouvé avec une situation de résident en France.
Quand je suis devenu journaliste, je me suis retrouvé avec la difficulté de mon nom, puisqu’il n’était pas facile durant les années 70/80 de s’appeler Rachid Arhab avec ma nationalité. J’aurais pu faire à ce moment-là la démarche d’obtenir la nationalité, mais je ne l’ai pas fait pour une raison strictement personnelle. Tout simplement car j’avais encore ma grand-mère qui m’a élevé en partie quand j’étais enfant, qui était en Algérie et avec qui je ne pouvais parler qu’en kabyle. Au fond de moi, je me disais que si je prenais la nationalité française, je la trahissais quelque part.
Il y a aussi un autre événement qui m’a affecté. Un de mes jeunes frères, né en France métropolitaine, quand il a fait les démarches pour la réintégration dans la nationalité française on lui a demandé à la préfecture de police de Paris de conjuguer le verbe ‘’chanter’’ à tous les temps. J’en avais été révolté. En parallèle, je me suis rendu compte en devenant Grand reporter que quand il fallait partir en catastrophe sur des événements partout dans le monde, j’étais handicapé avec mon passeport algérien par rapport à mes confrères français.
Cela a donc été un phénomène de maturation très long, puisque je n’ai repris la nationalité française qu’en 1992. Je me sentais Français au sens administratif, et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de ne pas avoir deux passeports car je porte une vieille honnêteté qui consiste à dire qu’il est difficile d’être citoyen de deux pays. Mais pour moi l’Algérie c’est mon inné, la France c’est mon acquis.
La notion d’acquis que vous évoquez est généralement définie par le terme d’intégration. Qu’est ce qui fait que l’on devient français ?
Intégration est un mot que je n’aime pas, comme le terme diversité. Ce sont des mots valises qui cachent des concepts beaucoup plus compliqués. Pendant les années où je me suis installé en France, je crois que je me suis intégré naturellement. Je ne me suis pas intégré parce qu’on m’a dit « il faut que tu t’intègres », alors qu’aujourd’hui on dit aux jeunes : « C’est à vous de vous intégrer ». Je n’ai jamais eu le sentiment qu’on m’obligeait à m’intégrer, il a d’ailleurs fallu attendre jusqu’en 1992 pour qu’un matin je me sente Français.
Le mot intégration est très connoté, et je lui préfère le terme adhésion. J’ai adhéré aux vertus de la France, aux principes de la France. Un choix volontaire et libre qui n’enlève pas du tout la part d’algérianité. Pour moi mon algérianité relève du privé, c’est mon histoire à moi. C’est quelque chose d’extrêmement personnel. Je la raconte aujourd’hui mais je n’aurais pas pu en parler il y a dix ans, parce que ce sont des sujets tellement épineux et tellement personnels. On voit toujours ces questions d’immigration et d’intégration de façon collective, et on oublie qu’il s’agit toujours d’itinéraires individuels.
En reprenant votre terme, la France a-t-elle fait assez pour faire « adhérer » ses immigrés ?
On a longtemps dit que le système d’intégration à la française fonctionnait. Dans mon cas, j’ai le sentiment qu’il n’a pas dysfonctionné. J’ai eu droit à des études comme tout le monde, j’ai travaillé dans un secteur où il n’y avait pas beaucoup de gens de mon origine, j’ai même été le seul pendant très longtemps. J’ai l’impression qu’à l’époque on était sur un nombre de personnes à intégrer qui était peut-être moins important, et qui surtout avait une différence fondamentale par rapport à maintenant. Aujourd’hui on ne peut pas parler d’intégration pour des gens qui sont déjà Français, des enfants qui sont nés sur le sol français. Je parle-là des Franco-algériens ou des Français d’origine algérienne ou maghrébine. On ne peut pas parler d’intégration pour eux, on ne s’intègre pas à son propre pays.
Il y a eu quelques errements que l’on paie aujourd’hui. Peut-être que la France a longtemps pensé que son système d’intégration, qui était très ancien, se déroulait naturellement. On a intégré plus facilement des populations venues d’Italie, d’Espagne ou de Pologne qui avaient une religion en commun avec les Français.
Est-ce que l’islam a joué un rôle dans les difficultés que rencontrent ces Français issus de l’immigration pour devenir Français ?
Une des erreurs qu’on a pu commettre ces dernières années est d’avoir poussé les Français à se définir d’abord par leur religion. J’ai le sentiment que la religion a été prise en otage des deux côtés. De nombreux Français de confession musulmane ont, face aux difficultés qu’ils avaient dans leur pays, choisi la religion comme étant une sorte d’identité qui les différenciait des autres Français. De l’autre côté, les autorités françaises ont souvent voulu traiter la question de la religion de façon différenciée. C’est ce qui a abouti à ce résultat. Aujourd’hui, ce qui me fait le plus peur en France, c’est qu’un certain nombre de jeunes disent n’être Français que de papier et, lorsqu’ils établissent la hiérarchie de leurs valeurs, posent l’appartenance religieuse avant l’appartenance civique.
Dans le débat sur la place de l’islam en France, je suis choqué quand on utilise le terme de Français musulman. Parce que moi qui suis plongé dans l’histoire de mon pays natal, je sais que le terme était une façon de ne pas dire « les arabes ». J’ai l’impression qu’on paie aujourd’hui ces classifications. J’ai même été très ennuyé durant la période des attentats en France, où beaucoup de gens qui portaient le même nom que moi avaient le sentiment qu’ils devaient se justifier vis-à-vis de la République française.
L’islam est-il soluble dans la République française ?
On veut absolument se demander comment la France peut intégrer l’islam et comment l’islam peut s’intégrer en France. La France est une république laïque. La loi de 1905 de séparation de l’Église et l’État a voulu quelque part remettre les religions à leur place, car la France de ces années-là estimait que les religions et notamment la religion catholique prenait trop de place dans la vie de la cité. Cette loi a été le résultat de dizaines d’années de combat, ça ne s’est pas fait juste par une discussion au parlement. Il y a eu des débats très violents, des réactions très fortes notamment de nombreux représentants ecclésiastiques. On est peut-être dans le même débat aujourd’hui, et c’est beaucoup plus compliqué à régler qu’avec une loi ou des décrets.
Je ne crois pas qu’il y ait une solution miracle. La première des solutions serait de réussir à se définir d’abord par rapport à l’appartenance à un pays plutôt qu’à une religion. Mais en disant ça, je comprends très bien que l’islam est la religion la plus en propagation à l’échelle planétaire, pas seulement en France. C’est peut-être un débat qu’on va avoir pendant un siècle.
Quelle est la source du rejet de l’islam par une partie de la population française ?
Il y a beaucoup de méconnaissance. L’islam reste une religion que l’on ne comprend pas facilement quand on ne l’a pas apprise. C’est aussi une religion qui renvoie à d’autres périodes, à la période coloniale notamment. La France coloniale a souvent trouvé sur son chemin la question de l’islam et l’a réglée de façon plus ou moins habile. Comme cela a seulement été réglé momentanément, on voit bien que le problème se retrouve aujourd’hui.
La laïcité et l’ostentation religieuse sont-elles compatibles ?
À mon avis, oui. C’est une question de degrés et de hiérarchie. Le premier des degrés pour moi reste la laïcité. J’adhère totalement à l’idée de la République laïque qui ne tient pas compte des religions, mais qui en même temps protège ceux qui veulent croire comme ceux qui ne veulent pas croire.
Quelle réponse doit apporter la république face au dogme religieux ?
La première des choses est de rappeler que le premier dogme, c’est la république. On peut presque voir la république comme une religion partagée, c’est-à-dire la croyance en quelque chose de commun. Les lois de la république doivent rester au-dessus. Quand j’entends par exemple un certain nombre de personnes dire qu’ils pourraient privilégier la charia aux lois de la république, je pense qu’il y a un problème.
Vous avez été en France membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pendant six ans. On parle depuis plusieurs années en Algérie de réguler le paysage audiovisuel. Quelles sont les mesures à prendre pour obtenir un environnement audiovisuel régulé ?
L’Autorité de régulation de l’audiovisuel (Arav) dans son organisation ressemble beaucoup au CSA. Cette structure a donc aujourd’hui la possibilité d’agir comme ce que j’ai vu faire en France. Ce qui me parait très important dans l’existence d’une autorité de régulation, c’est que dans le monde numérique où l’on vit, il y a absolument besoin de défendre une identité audiovisuelle pour chacun des pays. La menace principale pour tous les pays, que ce soit en France, en Algérie ou en Afrique du Sud, est que le monde des télécommunications est tout doucement en train de prendre le pas sur le monde de l’audiovisuel. On risque demain d’être strictement informé par Google et Cie et non plus par des entreprises nationales, privées ou publiques, qui défendraient ce qu’est l’image du pays.
L’idée n’est pas d’être respectivement la voix de l’Algérie ou de la France, mais de dire que si l’on veut que chacun des pays continue de défendre sa culture, il ne faut pas que tout ce qui est audiovisuel soit une sorte d’impérialisme venu d’ailleurs. Il y a donc nécessité d’avoir un secteur audiovisuel qui soit fait au nom des valeurs algériennes.