Le journaliste espagnol Ignacio Cembrero est spécialiste du Maghreb et de la question du Sahara Occidental. Dans cet entretien accordé à TSA, il parle de la récente crise entre le Maroc et l’Espagne, le chantage migratoire exercé par les autorités marocaines et les développements attendus dans le conflit sahraoui.
Une grave crise a éclaté récemment entre le Maroc et l’Espagne. Doit-on s’attendre à ce qu’elle s’estompe ou, au contraire, peut-elle s’exacerber ?
Elle est toujours là, la crise, elle n’a pas l’air de se terminer. L’Espagne a demandé l’implication des États-Unis pour résoudre la crise mais je ne sais pas qu’elle est la réponse américaine.
Donc la crise est toujours là et je ne pense pas qu’elle va disparaitre très bientôt, loin de là. Je pense qu’elle va durer, d’autant plus qu’on aura au début de l’été le verdict du tribunal de justice européen de Luxembourg, qui sera probablement défavorable aux intérêts du Maroc en ce qui concerne les accords signés entre l’Union européenne et le Maroc. Je pense que cela va contribuer à prolonger un peu plus la crise.
Le tribunal peut invalider les accords d’association et de pêche entre l’Union européenne et le Maroc à cause justement du Sahara occidental, parce que ces accords ont été signés sans consulter la population sahraouie.
C’est en tout cas la thèse que soutiennent les avocats du Polisario et c’est peut-être la thèse que va faire sienne le tribunal. Dans ce cas, il invalidera les accords et le Maroc se fâchera beaucoup avec l’Union européenne parce qu’il se sentira en quelque sorte désavoué.
Les pressions du Maroc peuvent-elles infléchir la position de l’Espagne sur le dossier sahraoui ?
Je crois que sur ce dossier rien d’important ne va changer, parce que l’Espagne ne va pas modifier sa position sur le conflit du Sahara occidental et aucun pays de l’Union européenne ne va la modifier.
Les pressions du Maroc ne s’exercent pas seulement sur l’Espagne, elles se font aussi sur l’Allemagne à cause principalement du dossier du Sahara occidental, parce que l’Allemagne est le seul pays européen qui, après la décision de Donald Trump de reconnaitre la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, a montré ouvertement sa désapprobation.
Dans cette crise, le Maroc a tenté d’utiliser les migrants clandestins comme levier de pression…
Oui, entre 8 000 et 12 000 personnes sont entrées dans la ville de Ceuta entre le 17 et le 19 mai, à 97 % des Marocains et 3 % des Subsahariens.
Parmi eux, il y a eu à peu près 20 % de mineurs, dont la plupart sont désormais sous la tutelle de la ville. Pour alléger la situation dans la ville, ils vont être envoyés dans d’autres coins de l’Espagne.
Donc le Maroc a utilisé, non seulement une population civile, mais également des enfants pour faire pression sur l’Espagne. Et c’est bien pour cela qu’il y a eu, pour la première fois depuis très longtemps, une résolution qui a été approuvée la semaine dernière par le Parlement européen reprochant au Maroc entre autres l’utilisation de la population civile, plus particulièrement des enfants, pour faire pression sur un État membre de l’Union.
À quelles conséquences devrait-on s’attendre après cette affaire ?
L’Europe en général a été assez complaisante avec le Maroc. C’est le premier pays du Sud de la Méditerranée qui reçoit des aides de l’Union européenne et qui reçoit également des millions d’euros pour combattre l’émigration irrégulière qui arrive en Espagne.
Depuis fin 2018, le Maroc a reçu plus de 340 millions d’euros uniquement pour améliorer l’efficacité du contrôle de ses frontières et de ses côtes. Et apparemment, ça n’a pas été très efficace puisque l’année dernière, plus de 23 000 immigrés irréguliers sont arrivés aux Iles Canaries, pour la plupart des Marocains et la majorité en provenance du Sahara occidental qui est en théorie un territoire extrêmement militarisé et très contrôlé.
L’Espagne envisage d’intégrer les enclaves de Ceuta et Mellila dans l’Espace Schengen. C’est une conséquence du chantage marocain ?
Je crois que les autorités espagnoles ont pris enfin conscience de la vulnérabilité des deux villes et à partir de là, elles envisagent de prendre certaines mesures pour renforcer leur caractère européen.
Parmi les mesures qui sont envisagées, demander à l’Agence européenne du contrôle des frontières (Frontex) d’être présente dans les deux villes, ce qui n’est pas le cas jusque-là.
L’autre option, c’est de faire rentrer les deux villes dans l’espace Schengen et la troisième, c’est de les faire rentrer dans l’Union douanière européenne. Ces trois mesures sont à l’étude suite à ce qui s’est passé entre le 17 et le 19 mai.
L’hospitalisation en Espagne du président Brahim Ghali est-elle vraiment la cause de la crise entre le Maroc et l’Espagne ?
L’hospitalisation du président Brahim Ghali n’est pas à l’origine de la crise. Ce n’est qu’un prétexte. Je crois que l’origine de la crise remonte au mois de décembre avec l’annonce de la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental et en même temps l’établissement de relations diplomatiques entre le Maroc et Israël.
C’est là l’origine de la crise parce qu’à partir de là, la diplomatie marocaine bombe le torse. Elle est convaincue qu’elle va pouvoir faire pression sur les pays de l’Union européenne, à commencer par l’Espagne, ancienne puissance coloniale, pour qu’ils changent leur position sur la question du Sahara et qu’ils suivent la voie montrée par Donald Trump.
Le président Biden va-t-il remettre en cause la décision de son prédécesseur ?
Je ne le pense pas. La nouvelle administration a été ambigüe. Ce que je constate en tout cas, c’est que l’administration Biden n’a pas voulu par exemple que les manœuvres Lion 2021 se déroulent au Sahara occidental.
Ces manœuvres ont commencé le 7 juin et sont en train de se terminer. Elles allaient de façon très accessoire se dérouler au Sahara occidental.
La nouvelle administration américaine n’a pas l’intention non plus d’ouvrir un consulat à Dakhla comme cela avait été annoncé du temps de Donald Trump. Donc même si l’administration Biden ne fait pas machine arrière, elle gèle un peu le développement des décisions prises par Trump.
Lors de son hospitalisation en Espagne, le président Brahim Ghali a été entendu par un juge espagnol. Que s’est-il passé ?
C’est un Sahraoui résidant en Espagne et une association qui ont porté plainte contre lui pour tortures, kidnapping, séquestration, assassinats et toutes sortes de choses.
Il a été auditionné le 1er juin par un juge de l’Audience nationale, qui est la plus haute instance pénale espagnole. Le juge a estimé que les plaignants n’apportaient pas des preuves convaincantes et donc il n’a pas pris de mesures restreignantes à l’égard de Brahim Ghali.
Il aurait pu le mettre en prison de façon provisoire s’il y a avait des preuves convaincantes, ou à défaut, il aurait pu lui retirer son passeport et l’assigner à résidence pour qu’il ne quitte pas l’Espagne.
Le juge n’a pris aucune mesure et Brahim Ghali a quitté l’Espagne pour rentrer en Algérie. Donc je dirais que d’un point de vue judiciaire, l’affaire est à peu près terminée.
L’Algérie vient d’appeler à la désignation d’un envoyé spécial pour le Sahara occidental. Pensez-vous que ça va se faire ?
J’espère bien que ça va se faire. Ce qui empêche la désignation d’un envoyé spécial, c’est essentiellement le fait que le secrétaire général des Nations-Unies traîne les pieds.
Mais je crois que ça va se faire parce que non seulement l’Algérie a fait la demande, mais aussi Antony Blinken, le nouveau secrétaire d’État américain, a dit qu’il fallait nommer au plus vite un envoyé spécial pour le Sahara Occidental.
Le problème, c’est que les autorités marocaines ne veulent plus retourner à la table des négociations avec le Polisario pour discuter comme avant. Désormais, les autorités marocaines ont communiqué aux Américains et aux Nations-Unis, que si elles retournaient à la table des négociations, ce ne serait que pour parler de leur plan d’autonomie comme solution au conflit du Sahara occidental.
Donc même si le secrétaire général nomme un nouvel envoyé spécial, je doute fort que cela signifie la reprise des négociations entre le Maroc et le front Polisario.
Au vu de la conjoncture et des éléments actuels, comment voyez-vous la suite du dossier sur le court et moyen termes ?
Déjà je ne pense pas que d’autres pays vont suivre l’exemple des États-Unis. Je ne pense pas non plus que les négociations sur le Sahara vont reprendre parce que le Maroc ne veut discuter que du plan d’autonomie.
Je pense que la guéguerre qui a repris en novembre tout au long du mur de défense et qui n’est pas d’une grande intensité, va certainement continuer, mais sans qu’il se produise des changements militaires importants.
La seule chose que j’entrevois, c’est peut-être une crise entre le Maroc et l’ensemble des pays de l’Union européenne à cause de la sentence attendue du tribunal sur les accords qui incluent le Sahara, et peut-être aussi avec les États-Unis si ces derniers demandent une modification du mandat de la Minurso.
C’est une rumeur qui court et je n’oserai pas l’affirmer ouvertement : les États-Unis demanderaient au mois d’octobre une modification du mandat de la Minurso pour qu’elle ait enfin des compétences en matière d’observation des droits de l’Homme.
Déjà, en 2013, l’administration Obama avait essayé de modifier le mandat de la Minurso dans ce sens, mais deux pays s’étaient fortement opposés. C’était la France et l’Espagne.
On verra ce qui va se passer au mois d’octobre, si vraiment l’administration Biden revient à la charge sur ce projet. Il est vrai que la Minurso est la seule force déployée par les Nations-Unies qui n’a aucune compétence en matière des droits de l’Homme.
Je pense que le Maroc se fâchera davantage avec l’Europe après le verdict de Luxembourg, peut-être aussi avec l’administration Biden…
Je ne parle pas du Maroc, parce que le Maroc est un grand peuple. Je parle du Makhzen ou des autorités marocaines. Elles n’ont aucun problème à se fâcher avec tout le monde.