« Avec Saïd Mekbel, j’ai su ce que je voulais faire, avec Matoub Lounès j’ai su ce que je voulais être. » La sentence est de Ali Dilem, le célèbre dessinateur de presse. Mais curieusement, dans son bureau sur les hauteurs d’Alger où il prononce ces mots lourds de sens, pas un seul portrait d’un des deux illustres personnages.
À la place, des objets fétiches, comme cette vieille machine à écrire, une Remington, du journal Alger-Républicain qui a été « utilisée un jour par Albert Camus », un emblème national sommairement brodé et vieux de près de 60 ans et un fragment du mur de Berlin.
On le comprendra au fil de ce long entretien qu’il a accordé à TSA en exclusivité à l’occasion du 20e anniversaire de l’assassinat de Matoub Lounès, Dilem n’arrive toujours pas à faire le deuil des deux hommes qui l’ont profondément marqué, qui l’ont façonné.
Ali Dilem, après vingt ans de silence, vous décidez enfin de parler publiquement de votre ami Matoub Lounès. Pourquoi maintenant ?
Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être que je me suis dit autant parler maintenant, en ce vingtième anniversaire, puisque de toute façon je serai appelé un jour ou l’autre à le faire.
C’est une période dense mais que je n’ai assimilée que plus tard. Sur le coup, on ne se rend pas compte du privilège qu’on a de côtoyer des gens comme ça, on est triste, on vit avec et on fait semblant que les choses reviendront petit à petit normales. Mais il y a autant de raisons pour qu’on se relève et on continue, il ne faut pas qu’on reste dans les lamentations. D’ailleurs Matoub lui-même n’aurait pas voulu ça. J’espère, et c’est quelque chose qui me hante un peu, qu’il est fier de ce que j’ai fait, d’avoir un peu résisté. Est-ce que j’en reparlerai ? Je m’exprime après 20 ans de silence et vous ne pouvez m’imaginer en train de réfléchir à la prochaine fois où je parlerais.
Vous vous êtes toujours défini comme étant un enfant d’octobre 1988. Matoub était aussi un acteur de ces événements…
Effectivement, je suis né des événements d’octobre 1988 auxquels j’ai modestement pris part dans mon quartier d’El Harrach. J’ai fait ce qu’un gamin aurait fait à cette époque-là, j’ai eu mon lot de cailloux balancés sur les policiers. Pourtant, je n’avais pas une conscience politique, telle qu’elle pourrait sublimer l’action, c’est-à-dire je ne savais même pas ce que c’était une élection ou une assemblée, mais je savais qu’il y avait une période invivable, sous le régime de quelqu’un qui était vomi, je parle de Chadli. On savait ce qu’on ne voulait pas, sans savoir ce qu’on voulait. Donc mon premier éveil à l’Algérie c’était après les événements de 88 et la libération de la parole qu’on a vécue franchement comme une liberté dans l’absolu.
C’est vrai qu’à cette époque, on pouvait tout dire. Et puis j’avais fait la connaissance grâce à Denis Martinez, qui est un plasticien algérien, de quelqu’un qui a franchement signé mon acte de naissance dans la presse, Saïd Mekbel, un intellectuel qui avait des connaissances incroyables. Il m’a pris sous son aile et j’ai pu publier mes premiers dessins dans la presse.
Il faut rendre justice à Octobre, dont personne ne parle aujourd’hui. S’il n’y avait pas octobre il n’y aurait pas l’Algérie d’Aujourd’hui. C’est d’ailleurs grâce à ces événements que j’ai entendu parler de ce qui était arrivé à Matoub. Ce qui nous a « mariés » en fait c’est l’engagement et pas autre chose.
Quand et dans quelles circonstances avez-vous connu Matoub Lounès ?
Ma première rencontre avec Matoub remonte à l’année 1993 à Paris. J’avais à peine quatre ou cinq ans de presse. Aussi incroyable que cela puisse paraitre c’est Khalida Messaoudi qui m’a présenté à lui. Matoub était vêtu d’un jean rouge et d’une jaquette en cuir. Sa première réaction était : « Ah, c’est donc toi !». Ça a démarré de là, je pense même qu’on a passé la soirée ensemble. C’était quelqu’un qui aimait bien parler, raconter ses exploits, mais pas du tout imbu de sa personne. Moi, je n’étais pas très porté sur la chanson kabyle. Je suis certes un Kabyle d’Ibehlal (dans la région de Larbaâ Nath Irathen, ndlr), mais je suis natif d’El Harrach. J’écoutais ce qui était écoutable à mon âge, Michael Jackson, les Beatles… Matoub, j’en entendais parler, je connaissais ses frasques et le timbre de sa voix parce qu’il chantait d’une manière très particulière. Je connaissais Idir, Cherif Khedam, Slimane Azem et j’avais un penchant pour Cheikh El Hasnaoui pour le côté swing de ses chansons. Franchement je l’aimais beaucoup, à cause peut-être de cette légende, qui subsiste d’ailleurs, autour des raisons qui l’avaient poussé à quitter le pays, d’avoir pris une décision sur laquelle il n’est pas revenu. Je trouve d’ailleurs que c’est un trait commun qu’il avait avec Lounès.
Donc j’ai eu cette chance, cette originalité d’avoir connu Matoub l’Homme avant de connaître l’artiste.
Deux jours après notre première rencontre, on était sur le plateau de France 2 pour un reportage qui m’était consacré. À ma gauche Ferhat, à ma droite Matoub, vous vous rendez-compte ce que cela pouvait faire pour un gamin qui avait à peine dépassé la vingtaine ?
On est devenus presque inséparables. Moi, j’étais dans une situation un peu particulière, je me sentais comme un exilé, c’était une période où j’étais obligé de partir, mais je vivais très mal le fait de ne pas être en Algérie, je n’ai donc pas eu le courage de me détacher de l’actualité algérienne. J’étais tout le temps avec des Algériens et je travaillais pour l’Algérie quotidiennement.
Plus je le connaissais, plus je l’appréciais. Il naquit donc une amitié, une proximité. Je pense qu’il aimait bien ce que je faisais, il répétait toujours à ses copains – qui généralement n’étaient pas des célébrités, mais des gens de son village, je me souviens d’ailleurs d’un certain Marzouk- il leur disais : « Ardjou nagh adedoudh dhi Ali Dilem » (attends ou tu seras dessiné par Ali Dilem). Par la suite s’est développée une certaine intimité, on parlait d’un peu de tout.
Qu’est-ce que vous retenez de Matoub, l’Homme ?
Il est d’habitude de dire du bien des défunts par correction, mais dans le cas de Matoub, c’est la pure vérité. Je vous jure que l’exercice de lui rendre hommage est des plus difficiles. Il enlevait sa veste pour la donner aux gens. Il l’a fait. Je vous parle de vécu. Je n’ai pas encore rencontré un homme aussi bon que lui. Avec Saïd Mekbel, j’ai su ce que je voulais faire, avec Lounès j’ai su ce que je voulais être.
Matoub était aussi très attaché au pays. Il n’a jamais été un exilé. Il faisait des allers retours entre l’Algérie et la France, plus ou moins longs dans le temps, mais personne ne pouvait lui enlever le boulevard central de Tizi-Ouzou. D’ailleurs, quand il était à l’étranger et les gens le saluaient, lui, il s’imaginait marcher dans la Grande rue de Tizi-Ouzou.
Connaissant sa mentalité et son caractère, je ne lui ai jamais donné ce conseil de ne pas rentrer en Algérie. On ne peut pas lui enlever ça. On ne peut pas associer le mot exil à Matoub ou à son œuvre. C’est quand il y a danger qu’il aimait montrer aux gens qu’il était toujours là. Même quand il avait rejoint la France juste après sa libération par le groupe qui l’avait enlevé en 1994, c’était juste parce qu’il fallait qu’il se remette un petit peu du traumatisme qu’il avait connu.
Il disait vraiment ce qu’il pensait tout en essayant de ne blesser personne. Même quand il se fâchait avec quelqu’un, c’était vite oublié il n’avait franchement rien de mauvais, c’est un véritable homme comme on n’en verra jamais malheureusement. C’est une sentence un peu lourde de ma part, mais de mon vivant je ne pense pas pouvoir croiser un être comme ça. Le mot qui revenait le plus dans sa bouche c’était « arrach nagh » (notre jeunesse), il était très soucieux de cela.
Quand on était à Paris, beaucoup de choses lui manquaient. Sa référence suprême, comme je le disais, il adorait descendre à la Grande rue de Tizi-Ouzou, c’est presque son identité géographique. Il parlait aussi de Takhoukht, d’ailleurs on l’engueulait parce qu’il descendait même tard dans cet endroit qui pouvait être dangereux. Il a besoin de cette proximité avec les gens, il vivait de ça, il ne pouvait pas les trahir, il se sentait traduire leurs attentes. C’est pourquoi tous ces gens se reconnaissent aujourd’hui encore dans son discours, dans ses chansons,
Sa maison aussi lui manquait beaucoup, c’était sa grande fierté car il l’avait bâtie lui-même. C’est une maison magnifique, avec une belle cheminée. Il voulait revoir les gens de son village qui étaient dévoués, qui s’occupaient de sa famille quand il n’était pas là. Sa voiture aussi, la fameuse Mercédès noire, qu’il lui arrivait même de ramener avec lui à Paris. Je ne l’ai jamais vu conduire une autre voiture. Il la conduisait d’ailleurs quand il avait été pris dans un guet-apens.
Matoub aimait aussi plein d’autres choses. Il insistait souvent pour qu’on aille chez Mc Donald’s, il adorait les Mc Timber. Je crois qu’on a passé un été à manger des Mc Timber matin et soir. En fait, il aimait tout ce qui lui rappelait les États-Unis. Les jeans et les boots Santiag. À chacun de ses voyages dans ce pays, il me ramenait des cadeaux et m’envoyait des photos.
Une fois, à Paris, c’était pendant la période du festival de Cannes, on a vu la photo de Clint Eastwood en couverture d’un magazine. Il était marqué par la géographie du visage et sur le champ, on est allés faire une photo similaire chez un photographe du quartier de Barbès. Et c’est ce portrait-là en clair-obscur qui est devenu plus tard presque aussi connu que celui de Che Guevara.
Il a été aussi marqué par son voyage au Brésil. Il m’en parlait tellement que j’avais envie de découvrir moi aussi ce pays.
Matoub c’était aussi un sacré farceur. Il aimait plaisanter. Même sur le plateau de France 2, et pendant qu’il chantait, il n’a pas pu s’empêcher de me donner de petits coups de pied discrets.
Une fois, il m’a demandé de rester auprès de lui pour un gala, car, me dit-il, il pourrait avoir besoin de quelque chose. Et je l’ai cru. C’était au Zénith, il y avait 6 000 personnes dans la salle. Avec nous, il y avait aussi Mohand Saïd (Fellag). Sans me prévenir, il m’a annoncé à l’assistance, avec Fellag. J’étais très jeune, j’avais un trac fou, mais j’ai dû monter sur scène.
Une autre anecdote dont je me souviens, lorsque Zidane était désigné meilleur joueur de la première division en France, Lounès m’a demandé de lui faire un dessin et de le lui dédicacer.
Et de l’artiste ?
Il réfléchissait beaucoup, à tout, il aimait ce qu’il faisait tout en étant étonné, comme moi-même, parce que j’ai assisté à des répétitions et même parfois au processus de création, j’ai vu son génie à l’œuvre, son inspiration. Il prenait ça très au sérieux, la musique pour lui ce n’était pas pour s’amuser. À chaque fois qu’il me faisait écouter une chanson, il était admiratif de ce qu’il a fait, enfin il était comme ça.
Il bossait beaucoup, quand il se mettait à écrire, rien ne pouvait le distraire. Il vivait vraiment la musique, il était ami avec les grands chanteurs des 40-50 dernières années, un admirateur de Dahmane El Harrachi, d’ailleurs il m’a raconté sa première rencontre avec lui. Il admirait El Ankis, il a connu Ezzahi. Il détestait chanter deux fois la même chanson de la même manière, donc s’il pouvait rajouter une petite gamme, une variante, un petit jeu dans la chanson, il ne se gênait pas.
Les rapports entre Matoub et Ferhat n’étaient pas très compliqués, mais disons qu’ils n’étaient pas simples, en tout cas ils s’appréciaient, parce que, quand même, quoi qu’on dise de Ferhat aujourd’hui, il reste un monstre de la chanson kabyle, personne ne lui enlèvera ce mérite. Ils ont chanté en duo la chanson Boudiaf.
Ferhat, moi il me fait de la peine en voyant la manière avec laquelle les gens lui tombent dessus. On peut ne pas être d’accord avec lui politiquement, mais on ne peut pas lui enlever son mérite.
Matoub était aussi très proche de Malika Domrane, elle l’admirait beaucoup et elle a été beaucoup touchée par le drame. On ne l’entend jamais banaliser ce qui s’est passé. Je suis très fier d’avoir à travers lui croisé des personnes comme ça. Il aimait beaucoup Takfarinas, Kamel Messaoudi, le journaliste Meziane Ourad, ah celui-là il l’adorait franchement. C’est aussi Lounès qui m’a présenté des gens extraordinaires que j’aime d’amour, comme le journaliste Mustapha Hamouche et Fellag.
Matoub chantait l’amour, la politique, la société. À son époque, il a rendu hommage à Tahar Djaout et beaucoup d’autres. Il était soucieux de préserver leur mémoire.
Il était soucieux de la qualité de tout ce qu’il faisait. Il arrivait que Mustapha Hamouche intervienne sur ses discours, sinon il faisait le métier le plus solitaire au monde, à savoir la création musicale, et puis il se débrouillait pas mal et pouvait bien se passer des conseils de ses amis.
Je l’ai accompagné dans plusieurs de ses concerts, on parlait beaucoup, on marchait, on se voyait souvent mais aussi bizarre que ça puisse paraître, je ne voulais pas m’impliquer dans la chose artistique.
Mais vous avez dessiné la pochette de son dernier album et vous lui auriez même inspiré une chanson…
C’est vrai que je lui ai fait la pochette de son dernier album. C’était en juin 98. On s’était rencontrés deux semaines avant et il m’avait parlé de son album, qui allait être le dernier. Il m’a parlé de cette histoire de Qassaman qu’il voulait revisiter. J’ai trouvé que ce n’était pas une mauvaise idée, car pour moi un hymne ce ne sont pas que les paroles, mais un esprit avant tout. Il me rappelle donc en ce soir de juin et me demande si je pouvais dessiner la pochette de son album. Le lui dis : « Pas question, j’ai un match de Coupe du monde à regarder » (rires). Mais il insiste et me dit il n’y avait que moi qui pouvais la faire. Je savais que l’œuvre était majeure et il a dû encore insister, mais je n’ai pas cédé tout de suite.
On se retrouve alors dans un bureau de l’Association de culture berbère (ACB) dans le 20e arrondissement de Paris et vers 22h, le lui dis : « Allez, on commence. » J’ai dû écouter le CD trois fois, lui m’expliquant quelques passages. Durant toute la nuit, il insistait sur le fait qu’il devait être à Alger à la sortie de l’album, pour en assumer toutes les retombées éventuelles. On est sortis à 5h du matin avec la pochette « Lettre ouverte aux… ».
Aussi, je me souviens qu’un jour on a appris par le biais de sa sœur Malika qu’on venait d’assassiner à Tizi Ouzou Saïd Tazrout, qui était un collègue et un ami. Il était un ami de Lounès aussi. On s’est retrouvé dans un restaurant, on était tous les deux défaits, et pour essayer de me remonter le moral, il se mis à tapoter sur la table en me regardant, fredonnant le refrain d’une ancienne chanson kabyle : « Ah ala yessekar, taâzizthis idifekar » (Il s’enivre en pensant à sa bien-aimée). La bien-aimée, ce n’était pas une femme comme on peut le penser, mais l’Algérie. Je ne comprenais pas toutes les paroles de la chanson, je ne pouvais pas connaître les tréfonds de la subtilité et de la richesse de la langue de Matoub, mais franchement, il était fort. La chanson sera d’ailleurs incluse dans son dernier album.
Parlez-nous de son enlèvement en 1994…
Une ou deux années après notre rencontre, il y a eu en effet cette cassure qui était son enlèvement. J’en parle parce qu’on en a beaucoup discuté par la suite. Il était très affecté par son rapt et ce qu’on lui a fait subir, parce que je suis l’un des rares à avoir écouté la cassette de son passage devant un tribunal islamique. Quand j’ai appris la nouvelle de son enlèvement, j’étais en France avec quelqu’un qui fait partie de ceux qui avaient tout fait pour que des gens comme moi ou Lounès rencontrent le moins de tracas en France. C’était le réalisateur Malik Aït Aoudia. Franchement, moi je n’étais pas très optimiste et je m’étais même préparé au pire, car il s’agissait des GIA et c’était l’année où on a tiré sur Aziz Smati, où on avait assassiné Alloula, Hasni, les Asla père et fils, qui étaient comme ma famille. Avec tout ce que j’avais vécu durant cette période, j’aurais pu vraiment mal finir, au minimum sombrer dans la folie, mais heureusement qu’il y avait le dessin qui me permettait d’exorciser.
Jusqu’au jour béni où il a été libéré. Je me rappelle, j’étais à Rennes pour une conférence où justement j’évoquais le rapt de Matoub. Le groupe a dû se rendre compte qu’il s’était attaqué à un gros morceau. Il y avait une pression populaire énorme, on se souvient des menaces de Khalida Messaoudi et El Hadi Ould Ali envers ceux qui l’avaient enlevé.
J’étais donc à Rennes avec Arezki Metref, un énorme journaliste. Franchement, on a bien célébré ça. Ensuite, j’ai pu l’avoir au téléphone. Quelques jours après, je l’attendais avec quelques amis à l’aéroport d’Orly, il débarque, il était marqué, son visage était presque méconnaissable. La première chose qu’il me dit à l’oreille en m’enlaçant c’était : « Toi, n’y vas pas ». Quand on s’est retrouvé seuls, il m’a raconté dans le détail ce qui s’est passé, même si je ne voulais pas qu’il revienne sur cette épreuve. Je voulais au contraire le distraire pour qu’il oublie le traumatisme de la captivité. Il m’a révélé que ses ravisseurs lui avaient demandé des renseignements à mon sujet, les endroits que je fréquentais et cela m’a paru bizarre qu’ils savaient qu’on se connaissait à ce point.
Tout cela, il le racontera plus tard dans le Rebelle, un livre que je trouve d’ailleurs extrêmement complet. J’étais là quand il l’écrivait avec une journaliste qui a beaucoup compté pour nous tous, Véronique Tavaux. Elle l’adorait. D’ailleurs, elle a tout quitté après la mort de Matoub. Elle travaillait pour France 2 et elle avait été blessée à Alger, au même titre que Khalida, je crois le 29 juin 1994, dans l’explosion de la bombe qui avait visé une marche des Républicains.
Matoub était tout autant affecté par son rapt que par le fait d’être accusé par certains d’avoir simulé son enlèvement. C’était incroyable, les gens, en fait, lui contestaient son martyre ! J’ai bien envie de citer des noms, ça me brûle les lèvres, mais bon… Pourquoi agirait-il ainsi, le gars était déjà connu, il était au sommet, il faisait des merveilles, il chantait des chefs-d’œuvre. Ah, la récupération politique ! Vous savez qui était le meilleur ami de Lounès, et là je pourrais en témoigner aujourd’hui et demain : c’est Noureddine Aït Hamouda, celui-là même qu’on a accusé de l’avoir enlevé puis plus tard de l’avoir assassiné. Les rapports entre les deux hommes étaient beaucoup plus anciens que ceux que j’ai pu entretenir avec Lounès.
Aït Hamouda était un type extraordinaire, il s’occupait de tout, il fallait voir ! Ils étaient comme chien et chat, ils se piquaient et se taquinaient matin midi et soir, je ne me souviens pas avoir assisté à une discussion sérieuse entre eux. Mais ils s’aimaient d’amour ces deux-là. Je ne suis même pas contre ceux qui attaquent Aït Hamouda qui d’ailleurs, comme tout le monde, n’a pas que des qualités, mais il est extraordinaire. Je ne pourrais pas oublier ce qu’il m’a fait à moi ensuite à Matoub, parce que je l’ai connu à travers lui.
Je ne pense pas que Lounès s’est posé la question, mais je me la pose quand même : est-ce que ça vaut la peine de s’engager à ce point ? On ne reçoit que des coups.
En 1988, il a reçu une rafale et je ne rentre pas dans les détails parce que ce qu’il avait vécu était atroce. Je pense qu’il n’aurait pas enduré tout cela s’il n’était pas animé d’une foi en ce qu’il faisait. Impossible qu’il mette un genou à terre. S’il y a une leçon à retenir de lui, c’est que quand on est engagé dans l’absolu, des coups, on va en recevoir, et j’en ai reçu même à mon niveau de misérable dessinateur. Je vous jure que c’est terrible quand même. Pourquoi toute cette haine ? Je pense que c’est la frustration de gens qui n’ont rien fait de leur vie. C’était terrible, car les coups ne venaient pas forcément de l’autre bord, mais de ceux que vous considérez comme des amis. C’est un euphémisme que de dire qu’il était déçu.
Je pense qu’aujourd’hui, personne ne conteste ce qu’il s’est passé. Il a fallu qu’il aille jusqu’au sacrifice suprême pour qu’on le prenne enfin au sérieux.
Avec tout ce qui se disait, il a pris du recul, il s’est enfermé avec Véronique Tavaux pour écrire son livre dans lequel il a répondu à tout le monde. Quand le livre est sorti, ce fut un succès fou.
À votre retour au pays, vous avez trouvé refuge chez lui, à Beni Douala, est-ce vrai ?
Juste après sa libération, vers la fin 1994, on était à une marche à Paris et c’est là que j’ai appris par le biais d’une amie l’assassinat de Saïd Mekbel. J’étais effondré. Je ne pouvais pas ne pas assister à son enterrement. Je lui devais tout, c’est lui d’ailleurs qui m’avait poussé à partir. Il avait des renseignements comme quoi on était visés tous les deux. Donc il a tout fait pour que je parte, il m’a d’ailleurs remis trois billets de 200 francs, c’était tout ce qu’il avait.
On a passé la nuit chez Matoub, et il a tout fait pour me retenir. Mais le lendemain à 5 heures du matin, alors que je crois qu’il dormait encore, je m’éclipsai et je rentrai à Alger. Ça l’avait un peu énervé, il me disait que je pouvais quand même revenir. Mais il n’était plus question pour moi de rester à l’étranger. Une fois à Alger, j’ai été à la Maison de la presse pour jeter un dernier regard sur la dépouille de Saïd, puis j’ai assisté à son enterrement à Béjaïa, Saïd Tazrout était tout le temps là. À Alger, je n’avais pas où aller, j’étais livré à moi-même, mais j’ai essayé de me débrouiller. Heureusement qu’il y avait un petit réseau de résistants de l’époque, comme Nasser Belhadjoudja, après c’était Khalida… Lounès était à Paris pour la promotion du Rebelle et pour recevoir le prix de la Liberté de la fondation de Mme Mitterrand. Il appelle ses amis et cousins du village et leur dit : « Vous le prenez de force s’il le faut, mais il ne faut plus qu’il reste à Alger. »
Et là, avec le journaliste Mustapha Hamouche et des gars de son village on se rend chez Lounès. C’était ma première rencontre avec Malika Matoub. Quand elle me voit, en descendant les escaliers, elle me dit : « Finalement, c’est toi ! ». J’étais donc installé dans la maison de Matoub, je ne comptais ni les jours ni les semaines, on se parlait au téléphone. Il y avait aussi sa mère Na Aldjia. Franchement je ne comprends pas qu’on puisse dire les choses que j’ai pu entendre à propos d’une fille comme Malika, qui a toujours été militante. Vu comment elle s’était occupée de quelqu’un qu’elle ne connaissait même pas…
J’ai essayé tout de même de continuer à faire mon travail de dessinateur. J’étais là-bas quand ils ont assassiné les journalistes de Liberté, les prêtres de Tizi-Ouzou. J’y ai passé deux mois. Lounès s’inquiétait et appelait souvent, il demandait à Malika de faire attention, de ne pas me laisser sortir et franchement elle était sans concession avec moi. Mais on rigolait tout de même, comme le jour où Matoub était passé dans l’émission d’Anne Sinclair, on avait beaucoup ri de sa façon d’interpeller l’animatrice avec son accent kabyle : « À Anne Sinclair… ». J’en avais même fait un dessin qu’on a collé dans le café du village.
Cela dit, il y avait un côté quelque peu bizarre de la chose, le gars qui était l’un des plus menacés, que tout le monde croyait qu’il allait mourir avec Saïd Mekbel, va se cacher dans la maison de l’homme le plus menacé du pays ! Et, curieusement c’est là-bas que je me suis senti le plus en sécurité, entouré de l’amour que j’ai trouvé auprès de cette famille, manger la nourriture de la mère de Matoub. Mais la chose qui m’a le plus touché, c’est qu’ils ont fait en sorte que ma mère vienne me voir, c’était d’ailleurs la dernière fois que je la voyais en Algérie. Il y avait des gens pour nous protéger. Je ne pense pas que ma présence était tenue au secret puisqu’on recevait des gens et on allait chez d’autres. Une fois, Hamouche était venu pour le Jour de l’an, tandis que Noureddine venait régulièrement pour s’assurer que tout se passait bien. Il a tout fait pour qu’on soit en sécurité, c’est pour cela que je trouve qu’attaquer Aït Hamouda sur ses rapports avec Matoub c’est d’une bassesse telle qu’elle ne mérite pas qu’on y réponde. Vous vous rendez compte, on l’accuse de l’avoir tué ! Même si on répond, on n’atteint jamais une telle méchanceté, on ne peut pas descendre aussi bas.
À tous ces gens-là, je rends hommage aujourd’hui. Tout simplement, ils m’ont sauvé la vie. Bon, j’ai passé deux mois dans le village de Matoub, puis je me suis dit que je devais rentrer à Alger. En fait, j’ai très mal vécu la mort de l’homme qui constituait le pilier sur lequel je comptais, celui qui a su trouver en moi quelque chose d’intéressant, le journaliste qui se battait pour une presse indépendante et libre, je parle de Saïd Mekbel. Quand je vois qu’il y a aujourd’hui des jeunes qui ne le connaissent pas, je me dis c’est quand même assez triste, qu’on a failli quelque part. Lui et ses camarades ne sont pas morts pour qu’ils tombent dans l’oubli. Lounès n’avait pas eu la chance de connaître Saïd Mekbel mais je lui en ai tellement parlé.
Et comment vous avez appris la mort de Lounès ?
J’étais chez moi et j’ai reçu un coup de fil d’un ami qui m’a annoncé la nouvelle. Bien sûr, je n’y ai pas cru. Ce n’était pas la première fois qu’on annonçait la mort de Matoub. Mais là, c’était vrai. Lounès est bien mort. Je ne peux pas décrire ce que j’avais ressenti. Je me suis rendu sur le champ à Tizi-Ouzou. À la morgue de l’hôpital, je me souviens avoir été pris de l’envie d’aller balancer des pierres sur la police et c’est ce que feront d’ailleurs les jeunes de Kabylie juste après l’enterrement. Je me souviens aussi avoir dessiné sa tombe, à la demande de Malika. Depuis, je n’ai pas réécouté une seule fois Matoub. Quand j’entends une de ses chansons chez des connaissances ou même dans un lieu public, je me lève et je m’éloigne.
Le 13 juin 1998, on s’est vu pour la dernière fois, et le 17 on a parlé pour la dernière fois au téléphone, j’étais touché en découvrant la pochette et ce qu’il y avait écrit. Il m’a dédié l’album et il m’a même cité dans son poème-testament. Il m’a qualifié d’ « Agueswah », un mot pour lequel je ne trouve pas d’équivalence dans la langue française, mais qui se rapproche un peu du vocable « bon vivant ». C’est un signe d’amitié très fort qui vous oblige à tout faire pour préserver sa mémoire. C’est ce que je fais depuis. C’était un homme qui était dans la rectitude plus que tous ceux que j’ai connus, intellectuellement très honnête et à l’engagement solide.
Quant à son assassinat, franchement, je ne me suis jamais posé la question sur celui ou ceux qui l’ont tué. Je pense que tout le monde sait qui l’a tué, mais on attend quand même que tout cela soit acté par une décision judiciaire claire, parce que ne restera que la vérité judiciaire.
Et si tout cela n’était qu’un cauchemar et que Matoub était toujours parmi nous ?
Je ne peux pas présumer de ce qu’il aurait fait, mais il est certain que Matoub n’est pas de ceux qui renient leur engagement. Vous imaginez Matoub avec le pouvoir, avec les honneurs de la République ? Vous imaginez Matoub se taire après 130 jeunes tués en 2001. Il ne faut pas faire parler les défunts, mais il y a un minimum de décence dans la transmission. Connaissant l’homme, je suis certain par exemple que ce qui s’est passé durant le printemps noir ne serait pas parti en pertes et profits. Ce qui s’est passé ce n’est pas rien. Il n’aurait jamais composé avec le pouvoir ne serait-ce que pour cela, qu’ils étaient kabyles ou pas, car il y a d’autres Algériens tombés sous les balles de ce régime. Pour lui, on ne peut pas avoir la paix si on n’a pas la justice.
Je ne sais pas ce qu’il aurait eu comme positions par rapport à certaines questions posées aujourd’hui, mais ce que je sais de lui, c’est qu’il n’a jamais renié son algérianité. La philosophie même de son combat, c’est qu’on lui a contesté son amazighité, et ça, il ne pouvait pas le supporter. Il ne composait pas avec l’adversité, il y faisait face. Je paierai de ma vie pour le voir à l’époque des compromissions, des abandons des lâchetés et des traîtrises. Je peux deviner ce qu’il en aurait pensé et ce qu’il aurait fait. Je ne parle pas de la contestation car le mot est en-deçà de ce qu’il représentait et ce qu’il représente encore aujourd’hui. Mais il n’aurait jamais rien renié. Il aurait toujours tenu son discours, c’était tellement important pour lui, jusqu’à l’exagération.
La seule conscience que je peux reconnaitre d’une Algérie qui a encore cet éveil aujourd’hui, c’est l’identification d’une partie de la jeunesse à Matoub. Ce n’est pas assez, mais cette partie-là a quelqu’un comme Matoub. On a tellement idolâtré des héros qui n’en étaient pas que pour une fois qu’on en a un, c’est juste un plaisir et le meilleur des hommages qu’on puisse lui rendre ce serait celui-là.
Il nous reste maintenant à honorer sa mémoire, d’être fidèles à son engagement et à son combat. C’est-à-dire pas de compromission et pas d’abandon.