Gilles Kepel, politologue, spécialiste du monde arabe et de l’Islam, a fait partie de l’importante délégation ayant accompagné le président français Emmanuel Macron lors de sa dernière visite en Algérie (du 25 au 27 août).
Dans cet entretien accordé à TSA, il décortique les enjeux, les objectifs et les retombées attendues de cette visite pour la relation bilatérale et la géostratégie régionale. « Il y aura un avant et un après cette visite », résume-t-il.
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TSA. Vous avez accompagné le président Macron dans son déplacement à Alger. Les deux parties ont assuré qu’il s’agit d’une visite « très réussie ». Partagez-vous ce constat ?
Gilles Kepel : Oui, il y aura un avant et un après cette visite. Sur le plan institutionnel, ce qui était frappant, c’est que pour la première fois depuis l’indépendance, il y a eu une réunion au sommet sous la responsabilité des deux présidents, entre les principaux chefs de l’armée et des services de sécurité algériens et français.
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Ce qui est vu du côté français comme un élément de sérieux, c’est-à-dire que tout l’appareil sécuritaire algérien a donné son accord pour ce qui est en train de se passer.
La visite a été marquée du reste par le fait que l’Airbus présidentiel était escorté à son départ par 4 Sukhoï de l’armée de l’air algérienne.
C’était du côté algérien un signe assez fort, alors que l’appareil militaire algérien était souvent resté méfiant face à son homologue français pendant les 60 dernières années.
On a perçu qu’il y avait une volonté très forte de construire un nouveau type de relation qui est sanctionné par l’ensemble de la machine de l’État algérien.
Ça, du côté institutionnel. D’un côté plus informel, le président Macron a pris avec lui une importante délégation de plus de 80 personnes, dont la majorité était composée de françaises et de français originaires d’Algérie.
J’ai fait pas mal de voyages présidentiels et je n’ai jamais vu ça. C’était un geste très délibéré puisqu’il y avait toutes les composantes des Français venant d’Algérie, musulmans, pieds noirs, juifs.
D’abord, cette jeunesse issue de l’immigration, dans sa diversité, pouvait présenter des parcours de réussite et d’ascension sociale très significative, que ce soit dans le monde universitaire, les startup, le sport, le monde associatif ou l’entrepreneuriat.
Cette jeunesse est également désireuse de mettre ses talents au service du développement de l’Algérie et de se connecter avec la jeunesse algérienne.
Deuxièmement, avec cette jeunesse, il était possible -et c’était l’un des buts explicites de la visite- de s’atteler à l’écriture commune des mémoires de l’Algérie à l’époque coloniale.
TSA. Il y a moins d’une année, les deux pays traversaient une très grave crise déclenchée par des propos jugés inappropriés du président français notamment sur la question mémorielle…
Gilles Kepel : D’abord par rapport aux propos sur la rente mémorielle, je pense que c’était aussi une réaction du président de la République française qui avait été déçu de ce que les efforts qu’il avait faits avec la commission Stora n’avaient pas été pris très au sérieux du côté algérien.
Concernant la « rente mémorielle », en se basant sur une mémoire qui est essentiellement d’exiger la repentance, le pouvoir algérien ne se posait pas de questions sur ses propres problèmes et mettait tout sur la charge de la France. Vous l’avez remarqué, au cours de cette visite, il n’a pas été question de repentance mais de construire une mémoire collective.
Concernant la nation algérienne, je pense que Macron n’a pas nié l’existence de l’Algérie, mais en termes d’État, l’État algérien tel qu’il est aujourd’hui, c’est le produit, d’une certaine façon, de la colonisation.
Entre la Qaraouiyine d’un côté et la Zitouna de l’autre, il y avait en Algérie des entités multiples mais la structure et la forme territoriale de l’État algérien sont héritées d’une certaine manière de la répartition coloniale de l’Afrique du Nord, les deux protectorats du Maroc et de Tunisie et les départements français d’Algérie.
Je pense que c’est ça que signifiaient les propos de Macron. À bon ou mauvais escient, ça a été perçu comme une négation identitaire, mais je ne pense pas que c’est qu’il avait en tête.
La relation était l’otage d’enjeux mémoriels qui étaient perçus comme des instruments de légitimation politique d’un côté ou de l’autre et d’enjeux électoraux de certains secteurs français.
La révolution culturelle qui est ouverte par ce voyage, c’est que les deux parties ont annoncé lors de la conférence de presse finale, qu’elles vont se mettre tout de suite, avec résultats à l’échelle d’un an, à une sorte de mise à plat des différentes mémoires de la guerre d’Algérie.
L’Algérie française appartient à l’Histoire, mais les mémoires de l’Algérie à l’époque coloniale sont portées aujourd’hui par les divers descendants de ceux qui ont vécu cette Histoire.
L’idée c’est de rassembler ces mémoires parfois contradictoires pour construire une sorte de grand récit pour qu’on ne soit pas dans le ressentiment à propos du passé mais plutôt pour qu’on trouve ce qu’il y a de commun pour regarder vers l’avenir.
TSA. La visite de Jacques Chirac en 2003 avait aussi suscité des espoirs, mais sans résultats palpables. Au contraire, elle a été suivie par la loi glorifiant la colonisation. Qu’est-ce qui a changé depuis pour ne pas attendre cette fois une autre déception ?
Gilles Kepel : La grande différence c’est la présence dans cette visite de ces porteurs de la mémoire. C’est d’une certaine façon à eux en premier lieu d’incarner cette diversité.
Alors que, à l’époque de Chirac, c’était seulement les deux États. Là, l’objectif c’est de mettre en rapport les deux sociétés. Ceux qui ont émigré d’Algérie ou ceux qui sont partis au moment de l’indépendance étaient jusqu’alors les oubliés de l’Histoire.
Aujourd’hui, par un renversement sémantique, ils sont mis au centre de l’Histoire. Et c’est à eux que revient la tâche d’écrire le présent et l’avenir. Parce que, du côté algérien, l’Algérie de 2022 c’est celle aussi qui suit le Hirak, où il y a eu une mutation au sein du pouvoir et un grand mouvement populaire.
J’ai été frappé quand j’étais venu du temps de Bouteflika d’avoir comme interlocuteurs des gens qui étaient de septuagénaires à nonagénaires, donc une génération très historique.
Il me semble qu’il y a aujourd’hui une volonté des dirigeants algériens d’arriver à présenter un projet de société à la jeunesse, parce que même si le Hirak a été interrompu, les ambitions, les volontés de transformation restent très présentes.
TSA. Le président Macron souhaite donc faire de l’élément humain, de la diaspora qui constitue une richesse commune, le ferment de la refondation de la relation. N’y a-t-il pas comme une incohérence avec toutes ces entraves à la libre circulation des personnes incarnées notamment par les restrictions sur les visas ?
Ce contexte est en effet celui d’une limitation très importante du nombre de visas décidée par M. Darmanin (ministre de l’Intérieur, ndlr) qui lui-même est le produit d’une certaine façon de l’immigration algérienne, suite à une crise avec les pays maghrébins à cause de leur refus de délivrer des laissez-passer consulaires.
Le blocage sur ce dossier, qui évidemment en France pose un problème politique, a provoqué cette réaction des autorités françaises.
Les autorités des pays maghrébins ont commencé concrètement à délivrer les laissez-passer consulaires, peut-être pas encore dans les proportions demandées, mais il y a un changement d’attitude. D’après ce que je sais, il y aura prochainement une levée des quotas, dans une perspective d’amélioration.
Par ailleurs, cela n’empêche pas que l’immigration doit être évidemment régulée. Et puis la France n’a pas vocation à aspirer toute la jeunesse maghrébine dans la mesure où les forces vives de ces pays doivent aussi pouvoir y demeurer pour les construire.
La France elle-même a intérêt à ce qu’il y ait une prospérité dans ces pays. Imaginer le développement du Maghreb uniquement à travers l’immigration illégale, c’est une vue de l’esprit et, de l’autre côté, ça crée des déséquilibres politiques et démographiques en France et qui se traduisent parfois par la montée de l’extrême-droite et l’augmentation de la délinquance.
Donc c’est un peu pour renverser ce mouvement, dans un intérêt commun, qu’a été construite la visite. Je pense que les autorités algériennes ont très bien compris ce signal.
TSA. Concernant la question mémorielle, comment procéder à une remise à plat, comme vous dites, sachant que certains dossiers sont toujours hypersensibles ?
Gilles Kepel : Ils sont hypersensibles parce qu’on a voulu qu’ils soient hypersensibles. Il y a des faits effectivement qui constituent la mémoire.
Aujourd’hui il faut aller de l’avant et considérer, 60 ans après, que les enjeux du présent et de l’avenir ne peuvent être les otages de la mémoire particulière de chaque groupe.
C’est dans ce sens que la dimension symbolique très forte, pour faire des oubliés de l’histoire le ferment de la relation, est importante. À l’époque de Chirac, vous ne pouviez pas faire la même délégation, il y avait peu d’élites issues de l’immigration algérienne. On est dans une situation complètement changée.
TSA. La communauté algérienne de laquelle il est attendu qu’elle serve de pont, fait elle-même face à des difficultés en France…
Gilles Kepel : Oui, il y a le terrorisme, les problèmes sociaux, les banlieues. Mais ce qu’on peut voir aujourd’hui, c’est qu’il y a désormais une élite qui se dégage.
Il y a des élus au Parlement, des cadres. Par exemple, El Mouhoub Mouhoud, le président de l’université Paris-Dauphine, est originaire d’un petit village de Kabylie et est arrivé en France à 10 ans.
Il y a le djihadisme, la délinquance, mais il y a aussi des exemples de réussite. Ils sont venus témoigner à travers ce voyage que dans l’immigration algérienne en France, ils ne sont pas tous des laissés pour compte. Il est important d’investir dans ceux qui peuvent porter cet espoir des deux côtés de la Méditerranée.
TSA. Quelles retombées pourrait avoir cette visite sur la situation au Maghreb et au Sahel, et par exemple sur la crise entre l’Algérie et le Maroc ou encore le Mali d’où la France a retiré ses troupes ?
Une visite du président Macron est attendue prochainement au Maroc. La France est bien sûr favorable à une pacification de la région et espère qu’il sera possible de faire en sorte que, les États aussi bien de la région maghrébine que du Sahel, entretiennent des relations aussi peu conflictuelles que possible en interne et avec l’Europe.
Il ne s’agit pas de donner raison à tel ou tel mais plutôt d’avoir la même attitude que Macron a essayé d’avoir avec Alger, c’est-à-dire on s’assied, on parle, on essaye de régler les problèmes d’hier de manière aussi consensuelle que possible.
Il faudra voir aussi que le monde est en train de changer. Les alliances traditionnelles sont en train de changer très vite. Ce qui se passe en Ukraine est très préoccupant y compris pour les alliés traditionnels de la Russie.
Aujourd’hui, par-delà les grands pactes qui ont été conclus après 1945 ou 1989, nous sommes en train de retisser autour de la Méditerranée, entre les pays du Maghreb élargi et l’Union européenne, des relations de proximité qui devraient nous permettre d’avoir une cohésion face aux turbulences militaires, écologiques et économiques du monde de demain qui vont être très difficiles à gérer.
Quand on voit comment le Covid, apparu en Chine, a envahi le monde, on comprend que la mondialisation débridée de l’économie ne comporte pas que des avantages.
C’est dans cette nouvelle conception des relations internationales que s’inscrit la démarche du président Macron mais aussi la réponse qui a été apportée par le président Tebboune. C’est ainsi que je l’ai senti lors des échanges.
Le Mali est un bon exemple parce que, justement, il y a eu un moment où les avions de chasse français pouvaient survoler l’espace aérien algérien pour lutter contre le djihadisme au Mali.
Ensuite il y a eu des malentendus, et l’arrivée de Wagner suite aux divers coups d’État à Bamako est un facteur déstabilisant très important, pas seulement pour la France mais aussi pour les pays qui ont des frontières avec le Mali, l’Algérie en premier lieu.
La conception d’une zone de sécurité commune qui va du Sahel au Maghreb et à l’Europe est un enjeu fondamental pour nous tous. L’Algérie n’a pas intérêt à avoir des groupes djihadistes à ses frontières sud, pas plus que la France n’a intérêt à avoir des djihadistes qui passent par l’immigration clandestine.