Le Pr Souhil Tliba est chef de service neurochirurgie au CHU Frantz-Fanon de Blida et ancien doyen de la faculté de médecine de Bejaia. Dans cet entretien, cet éminent neurochirurgien nous parle de la médecine du futur et du système de santé en Algérie.
TSA. Comment voyez-vous la médecine de demain ?
Pr Tliba. Le futur n’est pas propre à la médecine. Il concerne tous les domaines. Il est très important de parler du futur car tout doit se planifier. Il est très risqué de ne pas se pencher sur une vision du futur qui va arriver très vite si nous ne sommes pas déjà en retard.
| Lire aussi : Exode des médecins algériens : « C’est une véritable hémorragie »
Dans les pays développés, il y a des groupes qui mènent des analyses prospectives dans la santé, qui réfléchissent et qui prévoient des plans d’action dans le futur. Ce n’est pas encore le cas en Algérie.
Prenons l’exemple de la Covid-19 : si on avait eu une vision du futur, on aurait pu prévoir certaines choses et éviter cette crise comme celle de l’oxygène.
En 2018, à l’université de Luxembourg, une start-up avait déjà parlé à l’époque des pathologies respiratoires qui occuperont une grande place dans le futur et des besoins exponentiels en oxygène sanitaire dans le monde.
Les membres de ce groupe de travail étaient unanimes à dire qu’ « en plus des conduites d’eau, du gaz, et du réseau d’électricité, les constructeurs de nouvelles maisons doivent aussi penser à la pose d’une conduite d’alimentation en oxygène médical dans chaque immeuble. Cela permettra aux habitants d’avoir à leur disposition de l’oxygène en cas de besoin».
Nous sommes en train de devenir de plus en plus sédentaires. Les nouvelles technologies nous procurent certes du confort, mais elles nuisent à notre santé. Nos petits enfants n’auront ni les capacités respiratoires que nous avons actuellement, ni encore moins celles de l’ancienne génération qui marchait beaucoup.
La disponibilité de l’oxygène va poser un problème dans le futur. En matière de santé, il est nécessaire d’avoir une vision globale et internationale. Nous sommes à l’ère du «global health», un nouveau concept qui sous-entend un système de santé planétaire. Ce concept repose sur l’idée d’«une seule terre, une seule santé… one earth/one health »
L’Algérie a tout intérêt à s’inscrire dans cette vision globaliste. La Covid-19 nous a bien démontré que la pandémie qui a démarré en Chine a atteint toute la planète. Avec la mobilité et les flux migratoires, les pays à hauts revenus doivent regarder les problèmes de santé des pays à bas revenus, parce que leurs problèmes de santé vont atteindre le monde entier.
En plus de la morale et du devoir sanitaires, il s’agit de l’intelligence de voir la santé d’une manière globale. Chaque pays est contraint de faire sa propre politique interne qui doit s’articuler avec la politique internationale. La politique de santé ne doit pas être cloisonnée d’un pays à un autre.
« Tout doit commencer par la formation d’un personnel soignant du futur. »
L’autre point consiste en la nécessité de contextualiser les enjeux de la santé car les pays ne se ressemblent pas. Il y a des pays qui ont un bon système de santé, pendant que d’autres ont un système qui n’est pas aussi adapté.
Le système de santé algérien est obligé de trouver des mécanismes pour être dans la globalité. L’avantage, c’est qu’il a un passé sur lequel il peut s’appuyer.
Dans les années 1970, les plus grands défis étaient représentés d’une part par la forte propagation des maladies transmissibles et d’autre part, par la nécessité de l’espacement des naissances.
Les programmes lancés ont été très efficaces. La première génération de médecins algériens a accompli son rôle d’une manière très honorable. L’actuelle génération de médecins, qui doit répondre d’abord aux besoins factuels, doit se projeter dans le futur.
TSA. Que pensez-vous de l’annonce de la création d’une École supérieure de médecine de demain ?
Pr Tliba. Je salue cette annonce de la création d’une École supérieure de médecine de demain qui doit répondre aux besoins de la santé du futur. Alors que dans certains pays, on a énuméré jusqu’à 209 métiers de la santé, ces derniers ne dépassent pas la vingtaine en Algérie. Il faut préparer le médecin à affronter les problèmes de l’avenir.
Tout doit commencer par la formation d’un personnel soignant du futur. Le rôle du médecin doit changer. Actuellement, on parle de médecin 7 étoiles.
C’est un médecin expert, ayant une vision d’avenir, qui contextualise les données en conjuguant plusieurs paramètres. C’est un médecin communicateur, collaboratif, économe et promoteur de soins.
Le médecin doit être aussi un chercheur, car chaque malade est un projet de recherche. Enfin, il doit être érudit, autrement dit un penseur avec un poids social, une capacité d’influencer et de changer les choses par la prévention des maladies et la capacité de faire adhérer les autres.
TSA. Comment voyez-vous les hôpitaux de demain ?
Pr Tliba. Ce serait dangereux de reproduire ce qui a été fait, il y a un siècle. La médecine du futur doit répondre aux besoins du futur. Il est logique de tracer un plan progressif aux horizons 2025-2050-2075- 2300, sinon, on va rater le coche.
Les hôpitaux ont besoin d’être réformés que ce soit sur le plan de la gestion, des pratiques, du financement ou de l’offre de soin en se projetant dans les nouvelles technologies. La médecine s’oriente de plus en plus vers la technologie. Il y a de la résistance à l’adoption des technologies dont l’intelligence artificielle, la robotique, le deep learning etc…
« Il y a des projets qui ont été planifiés et qui attendent d’être lancés. »
L’histoire est semblable à celle de l’arrivée de la mécanique où l’homme qui avait un rapport particulier et historique avec le cheval, avait mis beaucoup de temps pour utiliser la voiture comme moyen de transport et l’histoire relève aujourd’hui du passé. Qui n’utilise pas la technologie dans son quotidien ?
En médecine, le robot donne de meilleures précisions car il nous permet de planifier les gestes à accomplir et de les corriger jusqu’à bonne optimisation. Le robot se chargera d’exécuter avec très peu, voire même sans risque d’erreur.
Enfin, la planification est nécessaire, mais elle est insuffisante sans la concrétisation des programmes prévus. Il y a des projets qui ont été planifiés et qui attendent d’être lancés.
À titre d’exemple, une structure de traitement par rayonnement gamma knife (radio chirurgie) a été construite à Blida depuis 10 ans, mais ce centre est en attente de l’acquisition d’un équipement de radiation. Beaucoup de pays disposent de tels appareils de radio chirurgie gamma (traiter le cerveau sans ouvrir le crâne) dont l’investissement peut être amorti en deux ans.
Il suffit d’acquérir un appareil pour réduire les transferts à l’étranger. Nous avons sollicité le ministère de la santé pour régler ce problème. Et nous sommes en attente d’une concrétisation du projet.
Je rappelle qu’un pays voisin dispose de trois appareils pour se faire traiter et que des patients algériens s’y rendent avec leurs propres moyens pour bénéficier de cette technique prometteuse.
Un autre exemple, l’Algérie enregistre, plus de 7.000 personnes atteintes de la maladie de Parkinson traités d’une manière classique avec des médicaments, alors que beaucoup d’entre eux sont éligibles à un acte chirurgical.
Peu de services avaient opéré des cas, il s’agit principalement du service de neurochirurgie de l’hôpital Zmirli et à un degré moindre, le service de neurochirurgie du CHU de Blida et très récemment celui du CHU Mustapha (3 malades opérés) mais cette activité n’a pas été soutenue, car elle est basée sur la technologie. Actuellement, un robot qu’on appelle le « Rosa » aide énormément dans la pratique et la réussite de cette chirurgie.
Un autre exemple est celui de l’épilepsie où il y a beaucoup de malades qui nécessitent une chirurgie. La technologie et les équipements nécessaires sont inexistants en Algérie. Il s’agit principalement de la stéréotaxie encéphalographie (SEEG). Ce sont autant de défis actuels et futurs à relever.
« …l’Algérie exporte à perte la médecine »
Le modèle cubain est à méditer. En pleine crise diplomatique internationale, Cuba qui était incapable d’exporter des produits économiques, avait décidé d’exporter des médecins, mais dans un cade organisé et conventionnel avec retour sur investissement.
En Algérie, les médecins partent à l’étranger pour s’installer pendant que certains malades sont contraints de voyager à l’étranger pour se faire soigner, souvent pour des cas qui auraient pu être pris en charge localement.
Ceci dit, l’Algérie exporte à perte la médecine (malades- médecins-paramédicaux). Nos médecins ne s’expatrient pas seulement à cause de la faiblesse de leurs rémunérations, mais aussi en raison du manque d’épanouissement dans le travail.
TSA. Faut-il mettre en place des comités multidisciplinaires pour améliorer les prestations de soins ?
Pr Tliba. Oui, c’est une bonne idée de mettre en place des comités multidisciplinaires. Le médecin n’est pas le seul concerné par la santé. La santé concerne tout le monde en mettant au centre l’intérêt du malade et la santé du citoyen.
L’université, l’industrie pharmaceutique, l’environnement, l’économie, la culture, le tourisme et bien d’autres domaines influent tous sur le secteur de la santé.
Hillary Clinton dit dans son livre, qu’«il faut tout un village pour élever un enfant». C’est pareil pour la santé. La participation de plusieurs acteurs pour bien prendre en charge un patient est indispensable.
Pour établir un diagnostic, le médecin regarde tout l’environnement du patient. Ceci nous amène au principe du médecin de famille.
Il faut, par exemple, adapter les maisons aux personnes âgées. La gériatrie, qui est la prestation de soins pour les besoins de santé des personnes âgées, est un domaine très important dans lequel il est urgent d’investir.
L’Algérie compte plus d’un million et demi de personnes ayant plus de 65 ans. Dans quelques années, le nombre de personnes âgées dépasserait les 5 millions. Ce qui sera énorme. Qu’est-ce qui a été préparé comme environnement et comme infrastructures et comme moyens d’accès aux soins pour cette catégorie de la population ? Il est très important de regarder cet aspect.
TSA. Pourquoi la numérisation des hôpitaux algériens avance lentement ?
Pr Tliba. Il est vrai que la généralisation de la numérisation en général et du dossier électronique du malade sont un peu en retard.
Pour y remédier, on peut agir sur trois paramètres importants : mettre les moyens matériels nécessaires dans tous les hôpitaux à titre d’exemple, les serveurs, les réseaux, recruter des ressources humaines compétentes et communiquer pour changer l’état d’esprit.
Le rôle de l’État est de réguler et de donner des outils aux hôpitaux pour une meilleure gestion.
TSA. Qu’est-ce que la médecine personnalisée ?
Pr Tliba. Si on parle de la médecine du futur, il ne faudrait pas qu’on parle seulement de robotique, mais aussi de la médecine personnalisée. Les thérapies sont de plus en plus ciblées comme c’est le cas dans de nombreux cancers et les soins doivent être personnalisés, car les patients n’ont pas le même métabolisme, ni le même patrimoine génétique.
La médecine personnalisée a pour but de prodiguer le bon soin, au bon moment et au bon patient en se basant sur les spécificités des personnes pour lesquelles le traitement sera adapté. L’avenir proche s’oriente dans ce sens.
La Commission européenne a lancé récemment un appel à participation dédié à la médecine personnalisée en Afrique. Heureusement, il y a des collègues algériens qui se sont inscrits dans la médecine personnalisée.
Mais il faudrait la renforcer et généraliser la médecine préventive et la médecine prédictive.
À partir de l’analyse d’une goutte de sang, on peut prévoir une pathologie telle que la maladie d’Alzheimer, dix ans avant sa survenue.
Le but est de prévoir les choses à faire ou à ne pas faire pour éviter, ou du moins retarder le déclenchement de la maladie. Cela s’appelle la médecine prédictive.
TSA. Qu’en est-il de médecine participative ?
Pr Tliba. Le patient doit participer au parcours de soins. On doit aller vers une médecine participative. D’ailleurs, on parle aujourd’hui de la démocratie sanitaire et certains pays ont mis en place des universités de patients.
Entre autres, les associations ont aussi un grand rôle dans la sensibilisation des malades pour les inciter à consulter un médecin dès l’apparition, par exemple, de sang dans les selles pour voir s’il ne s’agit pas d’un cancer colorectal.
« L’Algérie est pleine de compétences et d’idées fortes et futuristes »
De leur côté, les médias doivent aussi participer à la sensibilisation et à la vulgarisation. Pour qu’elle soit pertinente, la médecine doit se baser non pas sur les tâtonnements, mais sur les preuves techniques, biologiques…
Finalement, la médecine doit être pluri-professionnelle. Le parcours des soins doit être pluriel. Les métiers de la santé forment une chaîne. On a, par exemple, besoin d’un informaticien pour concevoir une plateforme de télémédecine, un sociologue et un psychologue qui vont intervenir chacun dans sa spécialité dans le parcours pluriel des soins.
TSA. Y-a-t-il une réflexion en Algérie pour aller à cette médecine du futur ? Notre système de santé qui est déjà obsolète et peu efficace risque-t-il de devenir inopérant si ce cap sur la médecine de demain n’est pas tracé ? Que risque-t-on ?
Pr Tliba. Je peux dire que malgré les gros fardeaux, les grands piliers et instances de notre système de santé restent effectives et présents à l’image des infrastructures.
Ceci dit, l’Algérie en matière de santé ne démarre pas de zéro ou du bas d’échelle. Le défi est de pouvoir rationaliser, optimiser, organiser et mutualiser les efforts.
L’Algérie est pleine de compétences et d’idées fortes et futuristes qu’on croise dans les séminaires, réunions et congrès, qu’on écoute dans les médias et qu’on lise dans les journaux, mais cette pépinière de pensée reste éparpillée, non contenue dans un programme de travail ou d’étude. Je risque de me tromper si je n’ai pas accès à des travaux organisés.
Une chose certaine, à travers mon expérience du terrain d’un praticien, nos hôpitaux même les CHU n’affichent pas ou affichent très peu une vision d’avenir avec un programme et des échéanciers.
J’ai donné des exemples concrets. Je reviens à signaler que c’est dangereux et non justifié de ne pas parler et planifier le futur même si on trouve des difficultés à maîtriser le présent car nous risquons de tourner en rond et nous perdons par conséquent, la maîtrise de l’actuel et la préparation de l’avenir de nos enfants.
Enfin, je peux énumérer deux actions concrètes et rapides à mettre en œuvre :
– La formation continue et l’actualisation des connaissances quel que soit le grade ou le poste occupé à travers la mise en place d’un système annuel de points à l’image des pays développés. Lire un livre ou un article, participer à des conférences, suivre des formations … sachant que les protocoles et les conduites thérapeutiques changent chaque 60 jours.
– La sectorisation et la hiérarchisation des soins en mettant en place un réseau de transfert de dossier inter wilaya et inter structure, car il est plus judicieux de transférer un dossier en un seul clic que de mettre un patient dans une ambulance et le déplacer d’une ville à une autre, c’est la télé expertise, la téléconsultation dans le cadre de la télémédecine.