Le Pr Kamel Bouzid, président de la Société algérienne d’oncologie médicale, et chef de service oncologie au Centre Pierre et Marie Curie (CPMC) d’Alger, revient sur la pénurie de médicaments anticancéreux à laquelle fait face l’Algérie. Il dresse un constat accablant sur la situation des malades atteints de cancer en Algérie.
L’Algérie a enregistré 14 000 nouveaux cas de cancer du sein en 2020. Pouvez-vous nous confirmer ce chiffre ?
Oui, nous devons être entre 14 000 et 15.000 nouveaux cas de cancer du sein par an. Il y a une augmentation régulière mais pas exponentielle. Tous les ans, il faut compter une augmentation de plus de 10 %.
En 2020, nous avons enregistré 14 000 nouveaux cas de cancer du sein, sur un total de 60.000 nouveaux cas de cancer. Pour cette année 2021, cela sera certainement de l’ordre de 15.000 à 16.000 nouveaux cas ( de cancer du sein) sur un total de 65 000 nouveaux cas de cancer.
Cette augmentation du nombre de cas, nous nous y attendions. Nous avons tiré la sonnette d’alarme, et nous avons expliqué que d’ici 2025 – 2030, il y aura en Algérie autant de nouveaux cas de cancer du sein que ce que l’on voit actuellement aux États-Unis ou en Europe et notamment en France. C’est-à-dire 300 à 400 nouveaux cas de cancer du sein, pour 100.000 femmes.
Comment pouvons-nous freiner cette augmentation ? Quelle est l’urgence ?
L’urgence est de faire une campagne de sensibilisation, et pas seulement au mois d’octobre. Les actions de sensibilisation et d’information de la population doivent avoir lieu toute l’année. Ces actions relèvent des spécialistes, des médecins généralistes et de la presse.
Le rôle de la presse est très important, et ce quel que soit le support : presse écrite, audiovisuel ou les réseaux sociaux.
Nous devons répéter à longueur d’année que toute femme à partir de 40-45 ans doit s’autoexaminer, d’abord pour savoir si elle a une boule quelque part, et faire sur indication du médecin, une mammographie et une échographie.
Et s’il y a un risque, faire une microbiopsie. C’est le seul moyen d’avoir un diagnostic précoce. Pour les cas de cancer du sein chez la femme avant 40 ans, il s’agit souvent de cas familiaux. Il y a près de 10 % de cas familiaux. Ces cas sont dépistés par l’IRM mammaire.
On incite les femmes à se faire dépister, à faire des mammographies chaque deux ans. Mais très souvent, au niveau des structures de santé, les appareils sont en panne…
Oui ce qui est curieux c’est qu’ils soient en panne dans le secteur public, mais dans le secteur privé, ils fonctionnent parfaitement. Actuellement, nous avons un scanner au CPMC, qui est en panne depuis trois ans. C’est à l’autorité de veiller et de contrôler.
On constate que plusieurs mammographes sont actuellement en panne à travers le territoire national, cela pose un réel problème pour les femmes qui ne peuvent pas se faire dépister dans le secteur privé par manque de moyens…
Une action de dépistage devrait être gratuite. En France, 70 % des dépistages sont dans le secteur privé, mais cela est pris en charge par la sécurité sociale. Ce qui n’est pas le cas chez nous.
Nous sommes même arrivés à cette hérésie que la Cnas a acheté des appareils de radiographie pour les utiliser, soi-disant pour le dépistage. Il y en a eu pour plusieurs millions de dollars. Mais nous ne savons pas ce qu’ils en ont fait.
Ils ne nous ont jamais communiqué de chiffres. Or les soignants, c’est nous. Ce n’est pas la Cnas. Normalement le dépistage, même dans le secteur privé, devrait être pris en charge par la Cnas. Une action de dépistage doit être gratuite, elle est basée sur le volontariat, sur l’envie de la femme de se faire dépister et sur la gratuité.
« Je suis désolé mais cela a été fait au détriment des patients algériens »
Il y a également un problème au niveau des traitements, et notamment de la chimiothérapie. Des médicaments très importants sont en rupture de stock et cela dure depuis plusieurs années. Le covid a-t-elle aggravé les choses ?
Les pays où l’on fabrique ces médicaments sont l’Inde et la Chine. Les usines de production des matières premières sont dans ces pays-là. La pandémie de covid a été mal gérée au début. Il faut espérer que ces ruptures cessent.
Nous n’avons jamais connu une situation aussi catastrophique que cette année. Et cela concerne aussi bien les anciens médicaments que les nouveaux.
C’est simple, pour les nouveaux médicaments, ils ne sont jamais rentrés, alors qu’ils sont enregistrés. On nous parle du coût des médicaments, on nous dit qu’on a réduit la facture d’importation, et que cela n’a pas occasionné de rupture. Je suis désolé mais cela a été fait au détriment des patients algériens.
Il y a un médicament qui est en rupture de stock depuis plus de six mois à travers le territoire national. C’est un médicament très important dans le traitement du cancer colique. Tous les jours, je dois passer la moitié de la journée à expliquer aux patients qu’il n’y a pas de médicaments.
Je fais des ordonnances, et les patients sont obligés d’acheter les médicaments soit en France, soit au Maroc, et de les ramener. Et ça, c’est pour ceux qui ont les moyens bien sûr. À titre d’exemple, pour un médicament, un flacon de 100 mg, il faut compter en moyenne 1 500 euros, pour 200 mg c’est de l’ordre donc de 3 000 € à la charge du malade.
C’est le ministère de la Santé et le ministère de l’Industrie pharmaceutique qui doivent s’occuper de l’approvisionnement régulier de ces médicaments, et pas seulement pour les médicaments qui entrent dans le traitement des cancers.
« Nous avons peur de venir travailler, de se retrouver face à des malades »
Quelles sont les conséquences de ces pénuries ?
Le résultat est que nous avons des enfants qui meurent faute de médicaments, alors que pour les cancers chez les enfants, dans 95 % des cas ils devraient guérir.
Je pense qu’il faut revoir complètement la chaîne d’approvisionnement des médicaments hospitaliers. Il y a l’exemple des médicaments innovants qu’ils n’ont pas génériqués, ni copiés.
Ce n’est pas la peine de passer par un appel d’offres, qui soi-disant est pour lutter contre la corruption. Nous avons copié l’exemple français pour les marchés publics, regardez où nous en sommes aujourd’hui, il n’y a qu’un seul fournisseur, protégé par un brevet.
Il faut revoir l’approvisionnement de fond en comble. Les pénuries existaient déjà. J’avais tiré la sonnette d’alarme en 2011. À ce jour, la situation est pire qu’en 2011.
La situation maintenant est catastrophique. Nous avons peur de venir travailler, de se retrouver face à des malades qui n’ont pas de médicaments, et nous n’avons pas d’explications.
Les directeurs et les ministres n’ont pas les malades en face d’eux. C’est nous qui payons. Nous avons l’angoisse d’aller travailler, et cette année c’est pire que les années précédentes, y compris pour des médicaments qui ne coûtent pas cher.
Nous avons eu une explication pour des médicaments comme la Vincristine, l’asparaginase et on nous promet que cela va rentrer. Pour la Vincristine, cela coûte 0,01 centime d’euros le flacon, et c’est un médicament qui date de 70 ans.
Comment peut être en panne de ce médicament ? Il est utilisé dans les cancers pédiatriques, dans les leucémies, dans les cancers du sein, et on ne peut pas le substituer. C’est un médicament incontournable.