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ENTRETIEN. Soufiane Djilali : « Tout peut arriver, en bien ou en mal »

ENTRETIEN. Soufiane Djilali : « Tout peut arriver, en bien ou en mal »

Soufiane Djilali est le président de Jil Jadid. Dans cet entretien, il revient sur sa rencontre avec le président Tebboune, la poursuite des marches du hirak, les détenus d’opinion, le blocage des sites électroniques, les attaques dont il fait l’objet…

Vous avez été reçu par le président de la République. Comment l’avez-vous trouvé, sachant qu’il vient de subir une opération chirurgicale en Allemagne ?

Il m’a paru en forme. Il reprend activement sa fonction. Il m’a lui-même confirmé que son dossier « santé » était maintenant clos et sans suite.

Qu’est-ce qu’il vous a dit sur la situation politique, sociale et économique du pays ? Est-il satisfait de l’action du gouvernement ?

Concernant le gouvernement, il a clairement dit qu’il envisageait un remaniement partiel assez rapidement. Il a jugé que certains départements ministériels ne donnaient pas grand-chose et qu’il fallait remédier à ces faiblesses. Cependant, il ne m’a pas dévoilé les ministères visés.

Cette volonté de rééquilibrer l’action du gouvernement est en lien direct avec la situation du pays. Il m’a exprimé sa satisfaction quant à la gestion de la pandémie. Le bilan dans ce domaine est en effet très défendable lorsque l’on voit ce qu’il se passe en Europe ou chez nos voisins. Cependant, la crainte de voir arriver les variants du Covid-19  de l’étranger pousse les autorités à rester vigilantes.

Par contre, il n’y a pas de doute qu’une année de confinement plus ou moins dur a perturbé très fortement l’économie nationale. Les perturbations causées par le coronavirus mais aussi par les inerties de l’administration et surtout le lourd héritage légué par le précédent pouvoir  ont ralenti ou parfois bloqué la machine.

Les grandes réformes économiques et financières ne viendraient qu’après l’élection législative. Il m’a clairement dit que son objectif est de voir le secteur économique sortir de l’emprise de l’administration.

« Il a clairement dit qu’il envisageait un remaniement partiel… »

Au vu de ce que vous avez pu entendre du chef de l’État, à quelles décisions devons-nous nous attendre dans les prochains jours. Le Parlement sera-t-il dissout ? Le gouvernement sera-t-il remanié ?

Je ne sais pas si la première chambre du parlement sera dissoute ou pas, mais des élections législatives sont inévitables et le plus tôt sera le mieux. Des législatives d’ici à juin suivies d’élections locales, en tout état de cause avant la fin de l’année, sont programmées.

Par contre les détails ne seront connus qu’après la fin de ces consultations. Je pense que le Président veut donner un sens au dialogue et prendre ainsi en considération les propositions des uns et des autres tant qu’elles peuvent être compatibles entre elles.

Il semble donc que l’on se dirige vers la tenue d’élections législatives. Si tel sera le cas, le pays est-il prêt pour une telle échéance ? N’y a-t-il pas risque d’aggraver la crise, à défaut de la régler ?

Personne ne nie la crise politique. Quel que soit le choix qui est fait, celui-ci comporte toujours une marge d’erreur. Après la chute de l’ancien Président, un choix stratégique a été opéré à ce moment-là.

En effet, c’était soit suspendre la Constitution, instaurer une période transitoire en nommant les responsables du pays puis aller vers une Constituante et enfin des élections… soit passer directement à l’élection présidentielle puis engager les réformes constitutionnelles et enfin renouveler les institutions.

Maintenant, peu importe notre propre opinion sur l’un ou l’autre processus, c’est l’histoire qui jugera. Le pays a été engagé sur la deuxième voie et, à moins de le faire imploser, il est impossible de changer de stratégie.

En tant qu’acteurs politiques, tout ne se passe pas toujours comme on le souhaite, et il faut parfois savoir interagir avec le réel. Il est vrai que la politique est un rapport de force mais qui, au final, fonde l’art du possible.

Pour revenir à votre question, il est temps de changer en grande partie la classe politique. Les élections législatives et locales sont nécessaires si l’on veut construire le changement. Dans le cas contraire, ce serait le statu quo, l’immobilisme et le désespoir pour toutes celles et tous ceux qui désiraient le changement et le départ définitif de l’ancien régime.

Lors de votre rencontre avec le président, vous avez dû faire des propositions pour sortir de la crise. Peut-on connaitre ce que préconise votre parti ?

Le 6 juillet 2019, j’avais fait une intervention en tant qu’invité lors de la conférence du dialogue à Aïn Benian. J’avais alors dit qu’il fallait d’abord des mesures d’apaisement par la libération de tous les prisonniers du Hirak, puis ouvrir un dialogue et enfin retourner aux urnes.

Lorsque l’on fait un diagnostic d’une situation de crise aussi profonde, le remède devient clair. Il n’y a pas lieu de le changer à chaque fois. Cette ligne directrice reste valable. Les trois points ont avancé non pas successivement mais parallèlement les uns aux autres.

Des gestes d’apaisement ont été faits mais  n’ont pas été appliqués jusqu’au bout. Un dialogue a démarré mais n’est pas encore finalisé. Les urnes ont été sollicitées deux fois depuis ce rendez-vous (le 12/12 puis le 1er novembre) mais le processus est loin d’être terminé.

De mon point de vue, l’ordonnance est toujours valable : apaisement, dialogue puis urnes !

« Il s’agissait d’un dossier extrêmement important et qu’il sera traité en profondeur par un exécutif légitime »

Avez-vous abordé l’ouverture du champ politique et médiatique, le respect des libertés et la libération des détenus d’opinion ?

Nous avions abordé tous les points sans censure. Concernant le champ médiatique, le Président m’a confirmé qu’il s’agissait d’un dossier extrêmement important et qu’il sera traité en profondeur par un exécutif légitime qui sera installé après les élections.

Pour ma part, je ne comprends pas pourquoi des sites d’informations sont bloqués. Sincèrement, pour le bien de tous, mieux vaut avoir affaire à des sites professionnels qui traitent librement l’information qu’à des réseaux sociaux en furie qui polluent le champ médiatique. Je resterai donc l’avocat de la liberté d’exercice de ces médias nouveaux qui finiront par être dominants.

Concernant l’action politique, autant le Président est ouvert pour traiter avec l’opposition, autant il refuse la folklorisation de la scène politique qui a été encouragée par le passé pour gêner l’action des partis sérieux.

Enfin, concernant les mesures d’apaisement, tout le monde connait la position de Jil Jadid qui a été naturellement réitérée à cette occasion. Je reste cependant peu prolixe sur cette question dans les médias. Une frange du Hirak s’est érigée en propriétaire exclusif de cette question et s’est attaquée systématiquement à celles et ceux qui voulaient agir pour faire libérer les détenus. Ils voulaient les garder comme fonds de commerce pour leur propagande.

Je veux éviter ces polémiques stériles qui font plus de mal que de bien aux prisonniers eux-mêmes. Il reste que j’assume totalement notre démarche malgré les manipulations malhonnêtes dont nous avons été victimes et réitérons, ici, notre demande à ce que Rachid Nekkaz, Khaled Drareni, Ali Ghediri ou Mohamed Gasmi et tous les autres dans cette situation, puissent retrouver le plus vite possible leur liberté.

Quant aux jeunes hirakistes, la plupart ont été libérés ou sont en voie de l’être. Il reste quelques condamnations qui sont encore prononcées contre des hirakistes par l’étiquette, mais encore faut-il préciser que les faits qui leurs sont reprochés n’ont aucun lien avec l’action politique de ces derniers et relèvent souvent du droit commun.

Ce nouveau round de rencontres avec la classe politique s’inscrit-il dans une démarche globale de règlement de la crise ou est-il conjoncturel, à l’approche de la commémoration du deuxième anniversaire du Hirak et les appels à reprendre les marches ?   

Depuis son installation à la tête de l’État, le Président Tebboune a reçu de nombreux chefs de partis et des personnalités nationales et à plusieurs reprises. Mon sentiment est qu’une nouvelle culture du dialogue s’installe. Je rappelle que ceux qui poussent aujourd’hui des cris de vierges effarouchées ne se sont jamais plaints que le Président Bouteflika ne les reçoive jamais durant 20 ans, en tous les cas publiquement.

En fait, la reprise du dialogue coïncide avec le retour du Président de son séjour en Allemagne et la mise en œuvre du calendrier politique sous le sceau de l’urgence.

« …Pour qui travaillent, consciemment ou de manière manipulée ceux qui rejettent le dialogue et qui veulent terroriser l’opposition ? »

Serait-il justement une bonne chose que les marches reprennent maintenant, sachant que, contrairement au discours officiel, des acteurs du Hirak estiment que très peu des revendications ont été satisfaites, ou, au contraire, il faut suivre une autre voie ?

Je suis tout à fait favorable à ce que les Algériens qui en ressentent le désir manifestent à l’occasion du 2ème anniversaire du Hirak. Ce dernier a bouleversé la donne politique dans le pays. Nous n’avons pas fini de faire le bilan exceptionnel de ce mouvement bien que les changements ne sont pas encore palpables pour le simple citoyen.

Le Hirak a poussé à la déconstruction d’un système maffieux, a fini par provoquer des changements extrêmement sensibles au cœur de l’État, à instaurer un nouvel état d’esprit dans la société. Même les plus pessimistes et les plus radicaux du Hirak vous diront qu’il est impossible de revenir à l’avant  22 février 2019.

Je pense qu’il est de notre intérêt à tous de ne pas pousser les citoyens dans un contresens en leur voilant les succès et en les poussant au désespoir de l’échec.

Il s’agit maintenant d’agir dans le sens de la construction d’un nouveau système de gouvernance. Tous les critères pour la réussite d’une telle opération sont là. Il faut sortir du nihilisme et passer aux actes politiques.

Comprenez bien ce que je veux dire : nous sommes actuellement sur pratiquement une tabula rasa. Nous n’avons pas encore de refuge sécurisé. Tout peut arriver, en bien ou en mal. Mais à la différence d’avant le Hirak, il y a aujourd’hui une chance de pouvoir participer à la reconstruction d’un régime politique fondé sur l’État de droit.

Par contre, si l’opposition se replie sur elle-même en exigeant le préalable de la démocratie et de l’État de droit, alors nous n’aurons rien au bout sinon à assister au spectacle du retour des anciens appareils.

Au final, essayer de briser Jil Jadid, le FFS ou tout autre parti d’opposition, signifie l’élimination de toute possibilité de changement et la préparation du terrain au retour au passé. La question est simple : pour qui travaillent, consciemment ou de manière manipulée ceux qui rejettent le dialogue et qui veulent terroriser l’opposition ?

« L’âme du Hirak doit passer de la rue aux institutions »

Deux ans après le déclenchement du Hirak, qu’est-ce qui a changé en Algérie ? Quel est votre bilan ?

Nous nous sommes débarrassés d’une dynastie familiale qui avait une emprise totale sur le pays. Une classe de prédateurs, cachée derrière le ronflant titre d’hommes d’affaires, est hors d’état de nuire. Des dizaines et peut-être même des centaines de fonctionnaires véreux sont derrière les barreaux. Des dossiers de corruption très lourds sont en justice.

Le FLN et le RND ont vu leur candidat aux présidentielles échouer lamentablement et le dialogue présidentiel ne les a pas inclus. Ce sont des prémisses.

La vieille baraque est à terre. Le terrain est quasiment nu. Il faut en profiter pour construire une belle demeure. Nous n’y arriverons pas avec de simples slogans. Il faudra aller au charbon et mettre sur pied cet État de droit dont nous rêvons tous.

L’âme du Hirak, doit passer de la rue aux institutions. Oui, il faut passer de la parole contestatrice à la responsabilité de l’action, des marches ludiques du vendredi au travail acharné à l’intérieur des institutions officielles.

« Structurer le Hirak est une illusion »

Quoi que l’on dise, la crise est toujours là, deux ans après les manifestations du 22 février 2019. À qui imputer la situation ? Aux animateurs du Hirak qui n’ont pas su ou voulu structurer le mouvement et qui s’en sont tenu à la démarche du « yetnehaw gaâ », ou au pouvoir qui a privilégié sa seule feuille de route ? Que faut-il concrètement pour sortir de l’impasse ?

Il faut comprendre que nous avions vécu non pas une simple crise mais un mouvement tectonique à l’intérieur de l’État. Remettre le pays en ordre nécessite du temps et de la patience. Je reste persuadé que beaucoup de hirakistes les plus engagés finiront par aller aux élections. Ils pourront apporter leur dynamisme, leur compétence ou leur vision aux institutions élues.

Structurer le Hirak est une illusion. Cela va à l’encontre des règles basiques de la démocratie. Malheureusement, le parti unique avait donné naissance à la pensée unique qui elle-même, s’est dégradée aujourd’hui en pensée zéro !

Il y a une ébullition sentimentaliste qui a submergé certains cercles. Or, il n’est pas possible de construire une nation et un État avec les affects et les passions.

La citoyenneté, le sens des responsabilités et l’ordre doivent orienter nos actions. Rien ne se fera sans une rationalité calme mais déterminée. Nous aurons à faire face dans un proche avenir à d’immenses défis. Il faut s’y préparer. Il faut des hommes et des femmes de grande compétence tant techniques que managériales. Les politiques doivent avoir une solide formation, être sélectionnés sur la base de critères rigoureux dans leur propre parti.

Il faut sortir du bricolage et entrer dans une modernité salutaire qui se décline à travers des valeurs tant morales que pratiques.

Le pouvoir actuel fait ce qu’il peut avec les outils dont il dispose. Bien ou mal, il agit en fonction d’une feuille de route qui reste malgré tout très réaliste. Notre but ne devrait donc pas être d’engager un rapport de force entre pouvoir et Hirak mais au contraire de trouver un terrain d’entente à minima pour conduire le pays vers les objectifs désirés.

À l’annonce des rencontres, certains ont affirmé que c’est la nouvelle carte politique qui se dessine, qualifiant Jil Jadid et les autres partis reçus à la présidence de nouveaux soutiens du pouvoir. Qu’avez-vous à répondre ?

Une nouvelle carte politique ? Oui, mais c’est très bien si cela devait être le cas à partir du moment où la nouvelle classe est adoubée par celles et ceux qui voudront aller voter et exprimer leur choix. Mais j’ai l’impression finalement, que certains ont envie d’éliminer Jil Jadid et laisser ainsi le champ libre aux anciennes figures.

Cela fait au moins dix années que la plupart des cadres de Jil Jadid militent. Pour d’autres cela fait plus de 30 ans ! Ils se sont retroussé les manches quand beaucoup n’avaient aucune idée de ce qu’était la politique. Ils ont pris des coups, ont été entrainés vers les commissariats de police et souvent interdits de parole. Nous ne nous sommes jamais plaints.

Ceux qui ont découvert la politique après le 22 février 2019 et s’adonnent au militantisme virtuel dans les réseaux n’avaient jamais soufflé mot auparavant. D’autres nous traitaient d’idéalistes ou de rêveurs. Qu’on ne vienne pas nous donner des leçons. Nous les connaissons très bien ! Jil Jadid a contribué, et je le dis en tout honneur, au déclenchement du Hirak.  Quelqu’un oserait-il nous démentir ?

Cela fait donc des années que nous travaillons sérieusement. Nous avons formé plusieurs dizaines de cadres politiques de haut niveau, nous avions conçu les programmes sur 5 degrés de formation, nous avons un Conseil scientifique formé d’une vingtaine de commissions dont les travaux sont exposés toutes les semaines à travers des webinaires ouverts.

Nous avions publié dès 2017 notre projet de société et dans quelques jours nous allons rendre public notre programme politique réactualisé pour 2021. Ajoutez à cela l’action sur le terrain, la structuration du parti, la proximité citoyenne, la communication tous azimuts.

Pendant ce temps, d’autres pensent qu’en faisant les agités dans la rue et sur les plateaux des télévisions étrangères, le pouvoir viendra déposer à leurs pieds les clefs de la République !

Vous avez été attaqué sur les réseaux sociaux parce que vous participez au dialogue. Que répondez-vous ?

Nous avons été attaqués parce que nous avions participé au dialogue à Aïn Benian, parce que nous avons dit qu’il fallait que le Hirak se structure dans la pluralité, parce que nous avons été voir le président de la République pour lui demander de libérer les prisonniers, parce que nous avions dit qu’il fallait traiter les questions, aussi sensibles soient-elles, dans leurs vraies proportions et arrêter de faire de la propagande sur le dos des autres et des jeunes  prisonniers en particulier, parce que nous avions dit que nous étions pour le retour aux urnes et qu’il fallait éviter les désignations dans une transition problématique, parce que nous n’insultons pas tout et tous pour faire le buzz !

Écoutez, je suis prêt à faire mea culpa et à me retirer de la politique et revenir, soulagé d’ailleurs, m’occuper de ma famille. À condition que ceux qui m’accusent de trahison se mettent enfin à travailler avec un peu de sérieux, qu’ils accordent leurs violons sur une unique partition, qu’ils deviennent crédibles dans leur démarche.

Pour le moment, ils se cachent derrière des slogans creux et populistes et attendent toujours sous le réverbère d’être consacrés comme les nouveaux zaïms. Ceux-là, je les connais et je les ai pratiqués depuis longtemps. Ils proposent du vent et des selfies. Cela n’est pas ma conception de la politique.

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