Sans vouloir « accabler personne », le parti Jil Jadid par la voix de son président Soufiane Djilali, préfère rester « lucide « dans le diagnostic de la situation du pays, trois ans après le soulèvement populaire du 22 février 2019. « Notre système de gouvernance ne tire pas les bonnes leçons et a tendance à refaire exactement les mêmes erreurs que celles du passé », juge M. Djilali dans cet entretien accordé à TSA.
| LIRE AUSSI : 3e anniversaire du Hirak : Jil Jadid dresse un bilan accablant
Les Algériens commémorent le 3e anniversaire du soulèvement populaire pacifique du 22 février. Votre parti Jil Jadid a dressé un bilan accablant des trois années. Pourquoi ?
Soufiane Djilali : Accablant est un peu trop dire… Plutôt mitigé comme bilan. En trois années, il y a eu tout de même des événements politiques de haute intensité.
Des choses inattendues mais aussi des déceptions. Une crise interne explosive a fait vaciller l’Etat, ébranlé dans ses ressorts les plus profonds. C’est que le régime Bouteflika avait mené le pays à l’impasse et miné son avenir.
| LIRE AUSSI : FFS : « Le pouvoir n’a pas été à la hauteur du génie du peuple »
Le 22 février 2019 était le résultat d’une rupture irrémédiable à l’intérieur du système politique avant qu’il ne soit une contestation populaire. Le Hirak n’a pas été le résultat d’un travail politique partisan ou idéologique et d’une prise de conscience organisée mais une réaction citoyenne salutaire de ras-le-bol face à une dérive dangereuse de dissolution de l’Etat ; mouvement très probablement initié et largement canalisé par des forces internes au pouvoir.
C’est pour cela que le Hirak a été dans l’incapacité de se structurer et que les tentatives de le récupérer par des politiciens agités était vouées à l’échec.
En soi, le Hirak a été une grande réussite puisqu’il a permis de sauver l’Etat national qui était destiné à une forme de dégénérescence et une perte de souveraineté exactement sur le modèle de la Russie post-soviétique des années 90.
Une oligarchie prédatrice liée aux intérêts financiers internationaux était en passe de s’installer définitivement à l’ombre d’un pouvoir dynastique. Personne n’aurait pu alors récupérer le pays.
| LIRE AUSSI : Transition démocratique : lancement d’une nouvelle initiative
Dans le sillage de ce sauvetage, le Hirak attendait légitimement un véritable renouveau, un saut qualitatif dans le système de gouvernance, un choix pertinent des dirigeants et une nouvelle pratique politique.
Les Algériens avaient besoin d’espoir, de confiance en l’avenir, d’enthousiasme pour affronter les inévitables difficultés à venir. C’est probablement là que se situent la déception et la démobilisation qui s’en est suivie.
Il y avait probablement une trop grande attente populaire, une insuffisance flagrante d’encadrement politique et une surabondance de démagogues excités.
| LIRE AUSSI : Hirak : le 22 février, une date pour l’histoire
Le pays a alors été rattrapé par le réel, c’est-à-dire par ses graves insuffisances, ses archaïsmes, sa violence interne non évacuée depuis les années de terrorisme, par la baisse drastique des revenus pétroliers, par la Covid-19 et par toutes les multiples facettes de notre sous-développement.
En ce troisième anniversaire du Hirak, Jil Jadid ne veut accabler personne mais essaye de rester lucide dans le diagnostic de la situation du pays. J’essaye d’être fidèle à mon pays en lui disant mes convictions, même si cela devait contrarier mes intérêts politiques.
Dans votre communiqué de lundi 21 février, vous avez affirmé : « Le changement qualitatif tant espéré tarde à se manifester concrètement ». Qu’est-ce qui a fait que ce changement ne s’opère pas ?
Vous savez, en général l’action politique d’un gouvernement se développe en deux phases. La première est fondée sur la communication : expliquer ce que l’on veut faire, préciser des objectifs, injecter du sens et de l’espoir chez les citoyens etc. Cela donne une envie, un désir, un espoir et permet au peuple d’affronter les difficultés et de patienter le temps que les réformes promises commencent à faire de l’effet. La deuxième phase : voir germer ce que l’on a semé dans la pratique.
“Il faut redonner plus de souplesse aux médias”
Le processus est d’autant plus long que la crise est profonde, et une communication bien faite peut donner du souffle aux efforts sur le terrain. Or, je pense sincèrement qu’il y a défaillance dans notre système d’information.
Celle-ci est mise sous monopole ou du moins sous contrôle serré et perd de ce fait sa pertinence et une bonne part de sa crédibilité. Ce qui me paraît étrange, c’est que notre système de gouvernance ne tire pas les bonnes leçons et a tendance à refaire exactement les mêmes erreurs que celles du passé.
En fait, plus les médias sont étouffés et plus ils perdent de leur influence devant d’autres sources généralement subversives. Il y a des sites d’information tout à fait professionnels et sérieux qui sont toujours inaccessibles aux internautes résidents en Algérie.
| LIRE AUSSI : Makri : « Celui qui a participé au Hirak est devenu un criminel ? »
Il est vrai que durant 2019 et 2020, certains médias n’avaient plus de boussole et que le niveau de tension dans le pays était excessif et qu’il fallait « calmer le jeu ».
Mais aujourd’hui, sincèrement, il faut redonner plus d’espace, plus de liberté d’expression et plus de souplesse aux médias. Je ne suis pas fan d’une liberté débridée et surtout de cette propension de certains à surfer sur la manipulation, les fake news et le buzz, voire la diffamation et l’invective.
Pour cela, il y a une déontologie à respecter et des lois qui peuvent être appliquées ! L’essentiel est que les règles du jeu soient claires pour tout le monde, ensuite la justice peut sereinement arbitrer lorsqu’il y a des dérapages.
“La dimension politique doit désormais intégrer une logique démocratique”
« La répression ne peut combler l’absence d’une action politique de qualité ». Quelle est cette action politique de qualité à laquelle vous faites référence ?
Depuis Max Weber, personne ne remet en cause le monopole de la violence par l’Etat. En réalité, la dimension répressive dans la gestion de la société est intimement liée à la survie du groupe (horde, tribu ou nation) depuis que l’homme est sur terre.
Le besoin de sécurité de l’individu et du groupe exige une stabilité des relations et donc une hiérarchie de l’autorité. C’est cette logique qui a fini d’ailleurs, par donner naissance à l’Etat en tant qu’institution.
Toutefois, cette dimension d’autorité, répressive au besoin, ne peut à elle seule répondre aux besoins des humains. Les intérêts sont naturellement divergents entre les individus, les classes sociales ou les appartenances identitaires.
C’est là que doit intervenir la dimension politique pour pacifier au mieux la société. En arabe, le concept « politique » est rendu par le terme « Siyassa » dont le sens est la pratique de l’apaisement des tensions par un jeu d’intermédiation.
En Algérie, l’Etat maîtrise parfaitement la dimension sécuritaire. Et tant mieux dois-je m’empresser de dire. Je ne vous cache pas que ma hantise est de voir s’effilocher cette capacité à réguler, par les services de sécurité, les pulsions irresponsables quelles qu’en soient les motivations de certains individus et qui peut s’étendre à d’autres cercles.
Je rappelle juste que les pays réputés les plus démocratiques ont des politiques sécuritaires souvent drastiques et très strictes, pour ne pas dire parfois impitoyables, devant des phénomènes de désordre ou de violence sociétale de plus en plus prégnants.
Par contre, la dimension politique qui doit désormais intégrer une logique démocratique n’est pas encore acquise chez nous. L’action politique de qualité dont je parle, est celle qui s’inscrit dans un projet de société, avec des acteurs conscients de ce qu’ils souhaitent pour leur pays et qui y travaillent honnêtement et sincèrement.
L’absence de la formulation d’un vrai projet de société de la part des partis politiques a fait de ces derniers des appareils et des groupes d’intérêts qui se combattent pour les élections, sans but et sans conviction sinon l’accès aux avantages que confère le pouvoir.
Aujourd’hui, il y a clairement une schizophrénie dans l’univers politique : il y a d’un côté les idées politiques qui animent une minorité et les élections qui intéressent une toute autre catégorie de la population.
Les deux univers semblent totalement cloisonnés. Certains individus défendent une idée mais votent pour le contraire. En fait c’est la séparation et l’autonomisation de ces deux univers qui crée cette anomie, ce dysfonctionnement politique.
Comment réunifier le geste électoral avec l’idée ? C’est compliqué. Jil Jadid essaie de frayer un chemin de conscience. J’avoue que parfois, devant la complexité de la tâche, j’ai l’impression que je porte avec les militants un fardeau bien lourd !
“Les problèmes sont pressants, souvent urgents”
En invoquant le « réflexe instinctif de protection, de contrôle et de sécurité (qui) fait obstacle à l’ouverture salutaire », vous vous adressez aux autorités politiques. Avez-vous eu l’occasion d’en parler directement ?
Non, je n’ai pas eu l’occasion d’aborder ce type de sujet avec un représentant de l’autorité. Je pense que généralement ils sont préoccupés par l’immédiat.
Les problèmes sont pressants, souvent urgents… Mon discours apparaît comme incompréhensible ou au moins non pertinent pour le présent. Pourtant, si on veut réellement produire une classe politique capable de jouer son rôle historique, c’est par là qu’il faudra passer !
Il faut construire des institutions politiques fondées sur des doctrines intégrant, dans la diversité, l’intérêt de la nation. Pour le moment, nous en sommes loin.
Vous avez aussi mis en avant ce que vous avez appelé « la radicalisation de quelques acteurs politiques » qui auraient fourni au pouvoir tous les arguments pour imposer le statu quo ante ». A qui faites-vous allusion et pourquoi agissent-ils ainsi ?
Oui, il y a eu toute une faune de politiciens et d’activistes qui pensaient que leur heure de gloire était arrivée et qu’ils allaient récupérer la contestation de 2019 à leur profit.
Cela aurait pu être compréhensible dans une certaine mesure. Le problème est qu’ils ont été très loin dans l’action subversive. A l’évidence, ils ont fait un très mauvais calcul. Ils étaient certains que le système allait s’écrouler et qu’ils étaient bien placés pour en ramasser les restes et reconstruire, à leur guise, un nouvel Etat à la mesure de leurs fantasmes.
Une fois convaincus de cela, ils ont voulu se donner tous les moyens. L’absence de scrupules, la manipulation d’une partie de l’opinion publique hystérisée et le jeu malsain avec des officines étrangères leur ont permis d’influencer très négativement le Hirak.
Leur objectif stratégique était de provoquer des dérapages de rue et une confrontation directe avec l’armée, sans les assumer bien sûr. Ils pensaient que quelques morts mettraient le feu aux poudres et justifieraient leur appel à l’intervention étrangère.
Ce qui m’est apparu triste, c’est que des personnalités politiques nationales, des journalistes, des avocats… se sont laissé piéger avec une facilité déconcertante.
La propagande carburait à plein, et des récits incroyables ont remplacé le réel. Résultat des courses ? Les nouvelles générations sont trompées et manipulées. Je suis choqué, par exemple, de voir que de trop nombreux jeunes n’ont aucune pensée pour les milliers de victimes du terrorisme des années 90, tous les suppliciés, les égorgés, les assassinés.
D’un coup, ils se sont mis à défendre des thèses révisionnistes très graves pour la mémoire nationale. Nos jeunes soldats, souvent des enfants du peuple, ont été la cible d’horribles traquenards, et beaucoup l’ont payé de leur vie. Aujourd’hui, avec une légèreté irresponsable, ils sont accusés d’être à l’origine du terrorisme !
Comprenez-moi, je ne défends en aucune manière les méthodes musclées et arbitraires des dépassements lors de la lutte contre le terrorisme. Tout le monde sait qu’il y a eu beaucoup trop de victimes innocentes prises dans l’engrenage de la lutte anti-terroriste.
L’Algérie a vécu une sale guerre, il n’y a pas de doute. Permettez-moi seulement de dire que ceux qui ont pris les armes contre l’Etat s’étaient ensuite retournés contre le peuple car il n’avait pas marché avec eux.
Aujourd’hui, la même logique se remet en place. Je vous assure que si l’Etat algérien s’était effondré tel que ces opposants apprentis sorciers le voulaient, nous serions dans une situation dramatique.
Je suis heurté de voir des psychopathes avérés, des mercenaires et des voyous devenir des icônes de l’opposition. J’ai lu des intellectuels, bien calés dans leur fauteuil j’imagine, faire l’apologie de quelques jeunes naufragés en les présentant comme des figures héroïques.
Le désordre intellectuel est à son comble ! Qu’offrons-nous comme modèle à suivre à nos jeunes ? Au lieu d’encenser le travail, le sérieux, les valeurs… on nous met en scène des jeunes paumés qui n’ont même pas les moyens de saisir ce qui se passe et qu’on exploite honteusement en les poussant vers l’insubordination et la prison !
Le populisme qui fait croire que tout le monde est pareil et que n’importe qui a le droit de prétendre à n’importe quoi est devenu un sens commun.
Les gens s’attachent aux apparences, aux effets de manches, aux déclarations tonitruantes et aux postures d’un héroïsme artificiel et restent insensibles devant l’effort intellectuel, l’abnégation et le travail sérieux. La vérité est que nous, autres Algériens, sommes sous l’emprise des émotions et de l’affect et non pas de la raison et de la sagesse.
Economie : « Les Algériens auront à payer une lourde facture »
La situation économique est des plus difficiles pour les Algériens. Une inflation galopante, un renchérissement exponentiel des prix des produits essentiels. Des pans entiers de la population ont glissé dans la précarité. Pourquoi une telle situation ?
Ce que vous dites est vrai et j’aurai même tendance à être plus alarmiste. De grandes difficultés nous attendent. Je ne veux faire peur à personne mais les Algériens auront à payer une lourde facture.
Les raisons à cela sont multiples. Certaines sont objectives et indépendantes de la volonté du gouvernement. D’autres lui sont liées. Nous allons payer nos errements depuis des décennies, pour ne pas dire depuis toujours.
Le drame est que l’on prend souvent nos plus grands défauts qui sont à la source de nos malheurs depuis 2000 ans comme étant des valeurs lumineuses.
Bon, mais revenons à l’actualité : le mélange du social avec le productif, l’hypertrophie de l’administration et la gestion mafieuse de trop nombreux secteurs de la vie économique ont étranglé le pays. La gabegie est partout.
Le vol, l’irresponsabilité, les détournements et j’en passe sont devenus des tares pathologiques chroniques. Toute la société est atteinte. Le pouvoir est fautif mais la société aussi.
Pour lutter contre cette tendance mortifère, il faut désengager l’administration de l’économie. Bien entendu, la dimension sociale doit être maintenue. Il faut gérer une transition vers une économie productive et saine dans les plus brefs délais mais sans faire porter tout le poids sur les plus faibles.
L’Etat doit être régulateur et garant de la sécurité de la population. Il doit également ouvrir des dossiers qui touchent à des questions extrêmement sensibles.
Le modèle énergétique du pays, l’exploitation des ressources premières, les modifications du climat et le stress hydrique qui l’accompagne mais également les grandes turbulences géopolitiques, la numérisation, les finances publiques, etc.
« C’est le moment de parler au peuple »
Nous n’avons pas le droit de nous occuper des petits commerçants qui vendent un bidon d’huile à un mineur ou mettre en prison un agriculteur qui ne récolte pas sa pomme de terre, alors que pendant ce temps, des dossiers lourds qui détermineront notre avenir restent fermés.
Le marché mondial de l’énergie nous donne une fenêtre de tir. Peut-être une dizaine d’années. C’est le moment de parler au peuple, de le préparer, de le motiver et de lui ouvrir des perspectives de prospérité au bout du travail et non pas au bout de l’aumône.
L’honneur doit être rattaché à l’autonomie de la création de richesse et non pas à faire la « chaîne » devant les bureaux de l’ANEM. C’est au gouvernement d’ouvrir les portes à l’investissement, à l’initiative, à la prospérité honnête. Il faut lutter sans merci contre les corrompus, les médiocres et les démagogues.
Faisons appel à nos cerveaux si nombreux à l’étranger et surtout à ceux qui sont encore là et qui risquent de fuir désormais leur pays qui leur est devenu hostile. La ressource humaine est la ressource primordiale. Si l’homme est à la hauteur des défis, la nation connaîtra la grandeur et l’honneur. Notre pays possède un potentiel extraordinaire. La question qui me taraude : le méritons-nous ?