Tribune. Depuis le 22 février et l’extraordinaire mouvement pacifique qui a éclos à sa suite, une même revendication est formulée au quotidien par toutes et par tous : le départ du système. Le concept de système est cependant suffisamment flou dans la plupart des esprits pour que chacun y mette ce qu’il veut bien y mettre.
Dans un premier temps l’attention s’est focalisée sur les hommes. Exigence du départ de Bouteflika et d’Ouyahia d’abord, celui des fameux 3B ensuite, et de tous ceux qui peuvent symboliser le régime, enfin. Mais l’on se rend bien compte que le départ de ces hommes, s’il constitue une exigence morale chargée d’une forte symbolique, ne constitue pas en soi la solution au désastre politique qui prévaut depuis des décennies.
Ces hommes se sont inscrits dans le système, l’ont servi et s’en sont servis au détriment des intérêts de l’Etat et des droits des citoyens, mais en aucune façon ils ne constituent eux-mêmes ce système. Les hommes passent, le système reste, pourrait-on dire.
Une autre tendance qui s’installe consiste à cibler le système tel qu’il a existé et fonctionné ces vingt dernières années, autrement dit le régime Bouteflika. Mais, dans les faits, le régime Bouteflika n’est que la continuité du système tel qu’il a été mis en place depuis le coup de force de l’armée des frontières au lendemain de l’indépendance.
Certes, Bouteflika et son clan ont usé d’un système de gouvernance caricatural où le fait du prince est la règle et où l’on a abusé du clientélisme, du népotisme et de la corruption jusqu’à la nausée. Pour autant, s’ils ont vulgairement aggravé les travers du système, ils ne l’ont pas inventé.
Le système n’a fait que s’adapter, en fonction de la vision et des intérêts du clan régnant, à chacune des étapes historiques qu’il a traversées. Ainsi, l’Algérie est passée du centralisme « démocratique » avec un parti unique, à la manière de l’Union soviétique, avec quelques spécificités culturelles, au formalisme démocratique caractérisé par un pluralisme politique de façade.
Mais, dans tous les cas, les constantes d’un régime autoritaire sont présentes : les centres de décisions sont toujours plus ou moins occultes, la rente est accaparée en grande partie par une clientèle prédatrice qui gravite autour du pouvoir et le peuple est scrupuleusement tenu éloigné, au besoin par la force et la répression, de la gestion de ses propres affaires. Avec ceci, il est vrai, que sous Bouteflika ce type de gouvernance mafieuse est poussé jusqu’à la caricature.
C’est pourquoi même si le départ de Bouteflika, de son clan et de leurs ramifications venait à être acté, c’est encore à près de 60 ans d’errements politique, économique et culturel, avec des dégâts incommensurables dans la société et dans l’appareil de l’Etat, qu’il faudra faire face.
Le système a ses fondements. Ils s’appellent la prééminence de la hiérarchie militaire dans la politique en contradiction avec tous les textes, la concentration des pouvoirs caractérisée par une justice aux ordres et un parlement croupion, l’organisation jacobine de l’Etat incompatible avec l’immensité du territoire et la grande diversité sociologique et culturelle des populations, et l’interpénétration entre le politique et le religieux, synonyme de manipulations permanentes.
Le tout à l’ombre d’un simulacre de système électoral où les postes se vendent, s’achètent, se négocient ou s’octroient au grand dam d’un peuple spolié de son droit fondamental à la représentation démocratique, sans compter une politique de division omniprésente, consistant à dresser les Algériens les uns contre les autres et à laquelle la Kabylie en particulier, mouton noir du régime depuis l’indépendance, a payé un lourd tribut.
Cette politique de division, fondée sur un régionalisme scrupuleusement étudié et entretenu par des officines, vient d’enregistrer un cinglant échec et de faire l’objet d’une dénonciation sans appel à travers le soulèvement populaire qui pousse le régime dans ses derniers retranchements depuis le 22 février.
Ce n’est pas le moindre des succès de cette révolution en marche, mais il en est un autre tout aussi important : la hiérarchie militaire est désormais dans l’obligation d’assumer publiquement la réalité du pouvoir, n’ayant plus de pouvoir civil à utiliser comme paravent. Plus que jamais, elle est dans l’obligation de prendre ses responsabilités.
Pour l’heure, elle se dit aux côtés du peuple et répond au compte-gouttes à ses revendications en sacrifiant ici et là un symbole du régime dont la rue demande la tête. Mais rien d’essentiel n’est entrepris jusqu’ici et le peuple, échaudé par les pratiques manœuvrières du régime, reste méfiant, vigilant et déterminé.
Cette vigilance de tous les instants, cette détermination à toute épreuve et l’attachement irascible au caractère pacifique de son mouvement garantissent au peuple une victoire inéluctable même si, d’ici là, toutes les fausses solutions auront été tentées et beaucoup de temps aura été perdu.
Mais alors se pose une question cruciale : que fera le peuple de sa victoire ?
L’un des plus graves dangers qu’il convient de combattre dès maintenant consiste en la tentation nihiliste qu’on voit s’exprimer ici et là, soit par ignorance soit par calcul, qui consisterait à jeter le bébé avec l’eau du bain et qui priverait cette révolution, parce que c’en est une, du concours d’authentiques patriotes pour la construction d’une Algérie nouvelle, à la hauteur des aspirations de son peuple.
Ces patriotes, détenteurs d’expérience et de savoir-faire, se trouvent aussi bien parmi les cadres de l’armée que dans les autres institutions, au sein des partis politiques et dans les associations et les syndicats non inféodés au régime. Ils se trouvent aussi dans tous les corps de métiers et les organisations professionnelles.
Otages du système, ils sont eux aussi broyés par lui, marginalisés et réduits au silence bien souvent. Ils ne demandent qu’à servir la bonne cause et celle-ci aura besoin de leur contribution.
Le deuxième risque à éviter est celui de la précipitation. La période de transition qu’appelle de ses vœux le peuple algérien ne doit pas être soumise à un impératif temps trop contraignant. Quelques mois, voire quelques années, ne représentent rien à l’échelle de l’histoire surtout quand il s’agit de mettre en œuvre les voies et moyens consensuels nécessaires pour refonder l’Etat et édifier une République qui soit au service de tous ses enfants.
L’Algérie d’aujourd’hui peut être assimilée à un grand blessé. Un grand blessé qui tient à la vie et veut revivre encore plus fort. La période de transition serait alors une étape où seraient prodigués les soins d’urgence qui permettent à l’organisme de tenir.
Mais on ne peut pas se suffire de pansements qui cachent les blessures et les cicatrices. Pendant que les premiers soins sont apportés, un protocole de thérapie profonde doit s’élaborer parallèlement. Pour extirper le mal à la racine.
Un débat large, sincère et ouvert doit avoir lieu pendant cette période pour s’attaquer aux fondements du système en place dont certains ont été énumérés plus haut, et pour jeter les jalons d’une ère nouvelle.
Aucune question ne doit constituer un tabou, y compris celle relative à la laïcité que les Algériens ne sont pas obligés de voir à travers le prisme réducteur de l’exemple français, mais en puisant dans leur histoire et dans leurs traditions millénaires.
* Med Arezki Boumendil est ancien député de l’opposition, journaliste indépendant
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