Le film « Ben M’hidi » ne sera pas projeté en Algérie tant que le réalisateur, Bachir Derrais, ne se conforme pas aux observations émises par le Comité du Centre national d’études et de recherches sur le mouvement national qui relève du ministère des Moujahidine.
L’annonce a été faite, ce samedi 8 septembre, par le ministre de la Culture, Azzeddine Mihoubi, en marge d’une cérémonie en hommage au poète Mahmoud Darwich, organisée par l’association Bayt Al chi’r (Maison de la poésie), au Palais de la Culture Moufdi Zakaria, à Alger.
« Nous allons, sans doute, veiller à trouver des solutions. Mais, il est difficile de projeter le film dans la version voulue par le réalisateur. Cette version n’est pas conforme au texte du scénario écrit par Mourad Bourboune avec tout notre respect pour les efforts fournis pour réaliser le film », a-t-il expliqué. « Le réalisateur dit n’avoir pas fait un film historique, mais un film politique. Cela veut dire que les choses ont pris une autre dimension. Le réalisateur est tenu de s’expliquer sur les rajouts au scénario et sur ses choix », a-t-il demandé.
Selon lui, le blocage du film sur Ben M’hidi relève de considérations juridiques pures. « Pour preuve, nous n’avons pas discuté du contenu. Ce contenu est lié au texte écrit par le grand écrivain algérien Mourad Bourboune. Il y a une procédure à suivre qui a concerné tous les longs métrages sur les personnalités historiques, sur les personnalités ayant réellement existé et qui ont contribué à l’Histoire de l’Algérie. Le comité (du ministère des Moudjahidine), qui est souverain et qui est composé d’universitaires et de chercheurs, pas d’administratifs, a visionné tous les films comme « Lotfi », « Ben Boulaid, « Krim Belkacem » (de Ahmed Rachedi) et « Zabana ! » (de Said Ould Khelifa). Le film « Ahmed Bey » (en cours de tournage) sera également vu par le comité. Tous ces longs métrages sont obligés de s’en tenir au scénario original. Il est donc naturel que le réalisateur de Ben M’hidi, après des années de préparation et de difficultés, propose le film à ce comité. Ses membres ont vu le film et ont enregistré des observations. Une invitation a été envoyée au réalisateur pour le rencontrer aux fins de discuter ces réserves », a-t-il ajouté.
« Une grosse subvention a été accordée sur la base du scénario initial »
Azzeddine Mihoubi a rejeté la proposition faite par Bachir Derrais de constituer une commission indépendante. Dans une interview accordée à TSA, publié hier vendredi 7 septembre, le réalisateur a annoncé avoir sollicité plusieurs personnalités pour visionner son long métrage et se prononcer sur son contenu.
Il a cité, entre autres, Dhrifa Ben M’hidi, Belaid Abane, Daho Djerbal, Benjamin Stora, Karim Younes, Nadia Labidi et Noureddine Ait Hamouda. « Tout ce qui se dit dans les plateaux de télévision ou dans les médias sur la proposition d’un autre comité n’a aucun rapport avec la législation qui codifie ce genre d’actions. Nous sommes tenus de nous conformer à la loi. Nous respectons les noms proposés mais seul peut se prononcer le comité du Centre d’études et de recherches sur le mouvement national et la Révolution. Les membres du comité sont des spécialistes du domaine de l’Histoire. Ils ont émis des réserves en comparant entre ce qui a été filmé et ce qui est écrit dans le premier scénario. Une grosse subvention a été accordée sur la base du scénario initial. Il semble que le réalisateur a choisi une autre voie pour réaliser le film. On verra ce que cela va ressortir de la rencontre avec le comité. Le réalisateur doit répondre à ce qui lui a été signifié. Il n’y a aucune volonté d’arrêter le film mais nous sommes tous obligés de respecter la loi. Il n’y a donc pas de polémique », a-t-il indiqué. Selon Bachir Derrais, le scénario de « Ben M’hidi » a été écrit par Abdelkrim Bahloul à partir du texte de Mourad Bourboune.
« Il existe des choses qui ne sont pas dans le scénario »
Pour Azzedine Mihoubi, le comité du ministère des Moudjahidine a émis des réserves parce que le scénario a été modifié. « Je ne suis pas habilité à parler du contenu. Il y a des spécialistes qui s’expriment sur la question mais les réserves ont été faites parce qu’il existe des choses qui ne sont pas dans le scénario de Mourad Bourboune. Bourboune a écrit une lettre, reprise par certains médias, qui suggère l’existence d’une faillite quelque part comme le détournement de son travail. Le réalisateur lui-même dit avoir eu des informations et récolté de nouveaux témoignages qu’il a ajoutés au film. C’est lui qui le dit. Cela dit, il n’est pas revenu au comité (qui a décidé de la subvention) pour les informer de sa vision, des changements », a-t-il relevé.
Dans une déclaration à TSA, Mourad Bourboune a annoncé n’être pas au courant de l’implication de Abdelkrim Bahloul et de Olivier Gorce (scénariste français, sollicité au début par la réalisateur) dans l’écriture du scénario de Ben M’Hidi.
« Pour résumer, nous nous retrouvons avec deux films. Le premier n’a pas été tourné, celui qui devait se baser sur le scénario initial de Bourboune. Et le deuxième, est le film tourné par le réalisateur. C’est un autre film avec une autre vision. Les ministères de la Culture et des Moudjahidine ont dégagé de l’aide pour le premier scénario. Nous ne sommes pas contre le film réalisé. Mais, ce film n’est pas conforme avec le scénario qui a obtenu les financements. Celui qui veut réaliser un long métrage avec sa propre vision, il n’a qu’à chercher des fonds pour le faire. L’État finance des films qui évoquent le parcours de personnalités historiques pour les préserver et pour qu’elles deviennent un symbole. L’Histoire est une question sensible. Comme la religion, ça obéit à des règles. Vous pouvez réaliser vingt films sur Ben M’hidi, selon des angles différents. Moi-même, j’ai présenté un travail artistique sur Ben M’hidi, en 1996. Et, j’ai été parmi les premiers à lire le texte de Mourad Bourboune en 2011. Malgré cela, je ne veux pas aborder le contenu du film parce qu’il existe un comité habilité à le faire », a-t-il souligné
Engagement d’un audit pour évaluer les dépenses du film sur Ben M’hidi
Le ministre de la Culture a confirmé l’engagement d’un audit sur la production du film sur Ben M’hidi. « C’est tout à fait naturel. Les établissements qui relèvent des ministères de la Culture et des Moudjahidine vont faire un audit pour voir comment la subvention a été utilisée pour produire le film. Il y a eu un audit par étapes. Mais, le film est terminé. Et puisque le réalisateur est également producteur exécutif du film, il doit présenter toutes les justifications des dépenses engagées », a-t-il annoncé.
Le long métrage a coûté, selon lui, plus de 70 milliards de centimes. « Le film s’est arrêté par moment. Cependant, il a reçu un soutien y compris d’entreprises publiques après avoir dépassé les 80% de sa production. Nous avons accompagné et appuyé le film dans ses phases de réalisation. J’ai moi-même assisté à des scènes en tournage », a-t-il appuyé.
Le documentaire « Fragments de rêve » s’est appuyé sur Youtube
Le ministre de la Culture a, par ailleurs, confirmé le refus du visa culturel pour le documentaire « Fragments de rêve » de Bahia Bencheikh Lefgoune, qui devait être projeté, en clôture des 16e Rencontres cinématographiques de Béjaia (RCD), jeudi 6 septembre.
« Il faut savoir qu’il existe un comité officiel de visionnage composé de spécialistes reconnus en cinéma. Tous les films sont visionnés par ce comité, qui se réunit régulièrement à longueur d’année, et qui accorde le visa d’exploitation dans les salles. Ce genre de comité existe dans tous les pays, ce n’est pas une invention algérienne. Les films qui vont à contre sens des orientations de certains pays, y compris démocratiques, ne sont pas autorisés de projection. Le comité s’est prononcé sur tous les films programmés à Béjaia. Il n’a exprimé sa réserve que sur ce film (« Fragments de rêve ») dont le contenu ne permet pas sa projection. Un communiqué sera rendu public par le comité pour que l’opinion publique soit informée. Nous sommes pour la liberté de création, mais nous estimons qu’il faut traiter avec conscience certaines questions », a-t-il déclaré.
Selon lui, le documentaire de Bahia Bencheikh Lefgoune s’est appuyé sur des déclarations et vidéos diffusées sur Youtube. « On a pris beaucoup de matière de Youtube pour évoquer les contestations en Algérie et dans d’autres pays. Le comité a estimé qu’il ne pouvait pas être projeté. Le comité a pris sa décision en toute responsabilité », a-t-il ajouté.
« Il n’y a pas de censure »
Azzeddine Mihoubi a appelé les organisateurs des RCB de continuer après qu’ils aient annoncé l’arrêt de la manifestation. « Cependant, ils doivent savoir qu’il existe des lois à respecter. Avant de projeter un film algérien à l’étranger dans un festival ou autre, il doit avoir un visa après passage par un comité. Il s’agit de questions professionnelles », a insisté le ministre.
S’agit-il d’un retour à la censure ? « Non. Il n’y a pas de censure. Ces mesures existent partout dans le monde. Je peux vous donner des dizaines d’exemples dans les pays les plus démocratiques. Il y a toujours des réserves. C’est tout à fait ordinaire », a-t-il répondu.
« Nous n’avons jamais fermé les portes du dialogue »
Interrogé sur un appel signé par une centaine d’intellectuels critiquant l’action du ministère de la Culture et dénonçant la marginalisation des créateurs, publié sur Facebook, Azzeddine Mihoubi se défend.
« Je travaille dans la transparence. Je reçois les gens qui viennent avec des projets à proposer. Des projets que nous examinons. Nous étudions la possibilité de les concrétiser dans le cinéma, le théâtre ou autre art. Nous sommes ouverts sur toutes les idées. Nous n’avons jamais fermé les portes du dialogue. Certains ont fermé la porte avec cet appel sans que je sache pourquoi. J’ai lu après que certains signataires se sont retirés. Ils avaient cru que l’appel défendait l’idée noble de créer un environnement plus favorable pour la participation dans l’action culturelle. Nous sommes prêts à y contribuer. Et nos portes restent ouvertes aux signataires de l’appel ».