Après l’huile de table, la pomme de terre et les volailles, c’est une véritable tension sur le mouton de l’Aïd qui pointe à l’horizon en Algérie.
Face à la sécheresse, dans plusieurs régions, la récolte d’orge est au plus bas. Déjà les éleveurs sont aux abois et crient leur désespoir. Cette année, le mouton de l’Aïd pourrait atteindre les 100.000 DA la tête (dix millions de centimes).
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La situation est telle que lors d’une tournée sur le terrain, le ministre de l’Agriculture a fait part de sa crainte de ne pouvoir disposer d’assez de semences d’orge pour la prochaine campagne : “Chaque quintal de céréales qui rentre dans les silos constitue un quintal de moins à importer“.
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La collecte actuelle de l’orge s’apparente à une véritable bataille pour les semences.
Le mouton de l’Aïd à dix millions ?
À Naâma et à Tiaret, la situation est grave. Dans le sud de la wilaya de Naâma, les agriculteurs n’ont rien récolté. Dès le mois de mars, des éleveurs avaient déjà lâché leurs troupeaux sur les parcelles de blé affectées par la sécheresse. Pour l’engraissement des agneaux, l’orge en grain et la paille restent indispensables. Or, les quantités à récolter sont bien en deçà de la moyenne. Du coup, le prix de l’orge explose. Le quintal a atteint 7.000 DA et plus contre 3.500 DA l’année passée. Du jamais vu.
Quant à la paille, les prix également sont en forte hausse. Ils ont pratiquement doublé en une année, passant de 400 DA la botte à 750 DA au détail.
“Achetée à même le champ le prix de la botte de paille oscille entre 400 et 450 DA. La cherté est due à la sécheresse. À ce prix on n’arrive plus à nourrir les bêtes“, confie en cette mi-mai à Ennahar TV, un éleveur de Tiaret.
Exaspéré, il ajoute : “L’éleveur est saigné par le coût des fourrages. On n’y arrive plus. Le mouton de l’Aïd cette année, je prie Dieu pour arriver à un prix de vente de dix millions. Et cela ne me rapportera qu’une très faible marge“.
La tension sur l’orge et la paille est telle que déjà, dans les souks aux bestiaux, les petits éleveurs bradent leurs animaux. Cette décapitalisation leur permet de réduire le poste alimentation et de dégager des moyens pour le reste du troupeau. Ces ventes font l’affaire des éleveurs aux moyens plus conséquents. Partout le mot d’ordre est de trouver de l’aliment pour engraisser les moutons dans la perspective de l’Aïd el Kebir et l’été qui est la grande saison des mariages.
Des agneaux engraissés à l’aliment pour volailles
Dès 2016, dans la région de Djelfa, des universitaires (1) ont enquêté sur les nouveaux comportements des éleveurs. Ils ont mis en évidence la généralisation de l’engraissement des animaux, là où auparavant les éleveurs se contentaient de vendre leurs agneaux une fois ceux-ci sevrés.
La catégorie des éleveurs naisseurs-engraisseurs uniquement pour l’Aïd el Kebir est aujourd’hui dominante. En plus de leurs bêtes, ces éleveurs recourent à l’achat d’agneaux. En effet, “la plus-value élevée obtenue lors de la vente des animaux durant la période de Aïd el Adha explique cette tendance“.
Selon le rapport entre le kilogramme de viande de l’agneau et le prix du kilogramme d’orge, les éleveurs s’orientent ou non vers plus d’engraissement.
La complémentation alimentaire devient un passage obligé face à la dégradation des parcours steppiques. Dans un premier temps, de nombreux éleveurs se sont tournés vers l’aliment destiné aux volailles.
Mais ce type de ration produit une viande très grasse de couleur jaune et à forte odeur. L’animal est très vite identifié sur les marchés à bétail et ce, en raison de l’odeur laissée sur la toison.
Face au manque d’intérêt des consommateurs, les éleveurs se sont tout naturellement tournés vers d’autres sources d’aliments. Mais, nourrir un cheptel estimé à 25 millions de têtes n’est pas une simple affaire.
Des moutons qui s’accommodent de blé tendre
Étrangement, la tension actuelle sur l’orge se reporte également sur le blé tendre. Pour la première fois, sur le marché privé, il atteint les 4 500 DA le quintal contre à peine 3 500 DA proposés par les Coopératives de Céréales et de Légumes secs. Cette céréale qui, à priori est destinée à l’alimentation humaine, est en fait détournée en partie vers l’alimentation animale.
La patiente enquête menée à Djelfa par les universitaires met à jour les stratégies mises en œuvre par les éleveurs. L’idée selon laquelle l’orge en grain constituait l’essentiel des rations a ainsi été battue en brèche.
Ce type de ration ne représente que 6 % des cas. “Aujourd’hui l’orge en grain est souvent mélangé à d’autres aliments notamment le blé tendre, maïs, son et soja“.
Indubitablement, il est apparu que du blé tendre était dans 52 % des types de rationnement. Du blé tendre, importé et initialement destiné à l’alimentation humaine dont la facture s’est élevée à 2,75 milliards de dollars en 2017 si on y ajoute le maïs.
En meunerie, les capacités installées sont plusieurs fois supérieures aux besoins locaux, aussi les autorités ont-elles décidées de sévir. En juillet 2019, ce sont 45 minoteries qui font l’objet d’une fermeture administrative dans le cadre de “la réorganisation et l’assainissement de la filière céréale“. Lors de son récent entretien au journal Le Monde le président Tebboune a indiqué que l’actuel système de subventions ferait l’objet d’un réexamen.
En période de disette, tout ce qui peut aider à engraisser les bêtes est activement recherché. Le pain sec est ainsi devenu un produit vendu par sacs entiers dans les marchés aux bestiaux. De véritables filières se sont développées dans les grandes villes et une nouvelle profession est apparue en Algérie, celle de récupérateur de pain sec.
Le plan “couloir vert” pour l’orge
Khaled, la quarantaine, est multiplicateur de semences à Rouiba dans l’est d’Alger. En ce début juin, il confie à Ennahar TV : “On travaille avec l’OAIC de Tizi-Ouzou. On livre la récolte et au bout de 4-5 jours, ils nous payent“.
Il énumère les avantages du contrat le liant à l’OAIC : “On est livré en semences, et on est assuré d’avoir la moissonneuse-batteuse à temps pour la récolte“.
Nombreux sont les agriculteurs pratiquant la location de terre. En l’absence d’un statut du fermage, ils sont donc cantonnés dans “l’informel“. Ils ne sont pas éligibles aux avantages accordés par les banques et les services agricoles.
Accéder à un contrat de semences est le seul moyen d’obtenir un minimum de légitimité auprès de l’administration. En bon connaisseur, Khaled explique : “Ce champs, c’est de la Génération G3 qui une fois semée à l’automne donnera de la G4 puis de la R1. Et ces semences seront distribuées à d’autres wilayas“.
Sa parcelle montre un blé à la paille bien haute et aux épis bien fournis. Signe de son respect du cahier des charges, les bordures de champs sont labourées sur une largeur de deux mètres afin de réduire tout risque d’incendie.
Yacine Laghdiri, directeur des services agricoles de la wilaya d’Alger renchérit : “Nous demandons à tous les agriculteurs de la wilaya d’Alger que partout où il y a une production d’orge que celle-ci soit livrée à la CCLS. Les agriculteurs bénéficieront d’avantages : prêts Rfig, aides diverses de la banque“.
Fin mai, le ministère de l’Agriculture, faisait savoir qu’un “couloir vert” avait été mis en place. Celui-ci consistant à octroyer plusieurs avantages aux agriculteurs : priorité lors des déchargements. Afin de réduire des délais d’attente de 24 à 48 heures devant les silos de l’OAIC, “des files d’attente dynamiques » devraient permettre à un même agriculteur d’accomplir plusieurs livraisons par jour.
Des contrats entre CCLS et agriculteurs
Prenant le relais du ministre de l’Agriculture, le secrétaire général (de ce département) a indiqué que des contrats entre agriculteurs et CCLS permettront de fournir des facilitations aux agriculteurs sous formes d’engrais, de moyens matériels et de prêts contre le versement d’au moins 50 % de leur production d’orge aux organismes d’État.
Face à la crise, l’OAIC innove donc avec l’extension d’une politique de contrats. Ce sont pourtant monnaie courante entre laiteries et éleveurs ou entre conserveries et producteurs de tomates. Une démarche appréciée des agriculteurs et illustrée par le récit du parcours d’un agriculteur sous contrat. Un témoignage recueilli dans la Mitidja par une équipe d’universitaires (2). Avant d’être agriculteur, ce technicien en machinisme agricole, ancien d’une entreprise publique de matériel agricole, a d’abord exercé comme entrepreneur de travaux agricoles.
“Après la création des Exploitation agricoles communes [issues du démembrement des domaines autogérés], avec tous les problèmes qui ont suivi, j’ai acheté deux tracteurs à chenilles car la demande avait fortement augmenté. J’ai aussi commencé à louer la terre auprès de ces EAC, pour la travailler moi-même. Juridiquement, je n’avais aucun papier qui pouvait justifier la location. Je faisais confiance, je payais et je travaillais. N’ayant pas de terre à mon nom, j’ai choisi de me spécialiser dans les céréales, le risque était ainsi ramené à une seule campagne agricole“.
L’agriculteur se rapproche alors de l’OAIC d’El-Affroun et conclut un contrat de production de semences. Il poursuit : “Cette expérience s’est avérée très intéressante sur tous les plans, car en plus des semences toujours disponibles et du débouché toujours garanti, les produits phytosanitaires et les engrais sont également assurés. Cela a commencé il y a 18 ans, et c’est encore d’actualité aujourd’hui. J’arrive à dégager des rendements de l’ordre de 25 q/ha. L’OAIC est d’ailleurs l’unique administration avec laquelle je traite vraiment“.
Un rendement de 25 quintaux par hectare semble faible, il faut cependant tenir compte de la prime « semences » qui s’ajoute au prix d’achat de chaque quintal. Par ailleurs, cet agriculteur étant un prestataire de services, il dispose de son propre matériel.
“Aujourd’hui, je loue environ 90 ha qui me demandent beaucoup d’attention. Seul le reste du temps est consacré aux autres agriculteurs qui n’ont pas de matériels et auxquels je vends mes prestations. J’ai quatre ouvriers qui travaillent à plein temps pour moi, avec mes deux enfants qui prennent progressivement le relais. En termes de matériel, je possède une grande moissonneuse-batteuse, une botteleuse, deux semoirs, deux tracteurs à chenilles, trois tracteurs pneumatiques, un épandeur d’engrais, un pulvérisateur de produits phytosanitaires, cinq charrues de différentes tailles et une sous-soleuse“.
Assurer les semences de la prochaine campagne
Cette tension sur l’orge risque de se répercuter sur la prochaine campagne céréalière. Les CCLS achètent l’orge aux agriculteurs à un prix de 2.500 DA le quintal. Or, sur le marché libre, le prix y est deux fois supérieur. Certains parlant même de 7.000 DA.
Dans ces conditions l’OAIC pourra-t-il jouer son rôle de couverture du marché national ? On peut penser que le marché libre le fera. Mais à quel prix pour l’éleveur? Plus grave, une partie de l’orge collectée par les CCLS sert à la production de semences.
Durant tout l’été, des lots de grains sont collectés et conservés à l’abri des fortes températures afin de conserver leur faculté germinative. En septembre, les stations de semences des CCLS trient ces grains, les traitent à base de fongicides puis les ensachent.
Ce sont ces lots de semences certifiées qui devront servir aux semis de la prochaine campagne. Or, si les agriculteurs ne livrent pas leur récolte d’orge, à l’automne prochain, les CCLS ne pourront pas proposer aux agriculteurs des semences certifiées.
Reste les fermes d’État qui ont obligation de livrer la totalité de leur récolte à l’OAIC. Mais cela suffira-t-il ? On peut espérer que de leur côté, les agriculteurs garderont une partie de leur récolte pour assurer leurs semences. Mais ne disposant pas du matériel adéquat de tri et de traitement, leurs semences de ferme risquent d’être de moins bonne qualité.
Les efforts des services agricoles visant l’amélioration de la collecte de l’orge sont palpables. Suffiront-t-ils à faire revenir les producteurs vers les CCLS alors que le marché privé leur propose un prix deux fois supérieur ? La solution pourrait être un relèvement des prix à la production. Mais l’État en a-t-il encore les moyens ?
La situation est d’autant plus grave qu’il n’est pas concevable d’importer des semences d’orge. En l’espace de quelques mois, il faudrait alors trouver les quantités nécessaires, mais des variétés adaptées au climat local. Dans un contexte de faible production d’orge, les services agricoles arriveront-ils à sauver les variétés locales d’orge de l’appétit insatiable du mouton de l’Aïd ?
1-Kanoun M., Huguenin J., Meguellati-Kanoun A. Savoir-faire des agropasteurs ovins de Djelfa (Algérie) en milieux steppiques en matière d’engraissement des produits d’élevages ovins. CIHEAM, 2016.
2- La Mitidja, vingt ans après. Réalités agricoles aux portes d’Alger. Amar Imache, Tarik Hartani, Sami Bouarfa, Marcel Kuper. Editions Alpha, Alger 2010.