Économie

Foncier agricole, une insécurité juridique qui nuit à la production

De nombreux agriculteurs algériens louent de façon informelle la terre qu’ils exploitent. À Beni Tamou dans le wilaya de Blida, un jeune maraîcher témoigne : “La seule façon qui garantirait à un locataire l’accès à la terre, ce serait de payer plusieurs années de location à l’avance, jusqu’à 20 ans parfois. Ce serait une sorte de désistement des ayants droit au profit des locataires, le temps de la location“. (1)

Il y a quelques mois, le Premier ministre se demandait pourquoi l’Algérie ne faisait pas aussi bien que la Lituanie dans la production de céréales. Pour beaucoup d’économistes, la question du foncier reste la clé du développement agricole en Algérie.

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À la demande de l’UNPA, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural a indiqué avoir mis sur pied une commission concernant le foncier agricole.

Pour ce jeune agriculteur, comme pour beaucoup d’autres, l’accès à la terre est une préoccupation constante : “Souvent au bout de deux ou trois années, les ayants droit des exploitations agricoles communes (EAC) et exploitations agricoles individuelles (EAI) viennent réclamer plus d’argent aux locataires, et comme il n’existe aucun document prouvant la location, il se crée de fortes tensions entre les deux parties“.

Les cas d’agriculteurs se plaignant de l’absence d’une loi permettant la location des terres agricoles, c’est à dire d’un statut du fermage, sont nombreux.

La production de tomate industrielle bloquée par le foncier agricole

Cette question s’est posée dans le cas de la production de tomate industrielle. Pour bénéficier d’un contrat avec une conserverie et des primes liées à cette culture, les producteurs doivent posséder la carte de fellah.

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Les primes, fixées à 4 DA par kilo de tomate cédé aux conserveries, sont alléchantes. Mais la carte de fellah n’est délivrée qu’aux agriculteurs présentant un titre de propriété ou une concession agricole. Or, de nombreux agriculteurs sont locataires de façon informelle des terres qu’ils travaillent. Aussi ils ne peuvent pas présenter de carte de fellah et bénéficier de la prime.

Comme le relève l’agroéconomiste Ali Daoudi, les conditions pour l’adhésion des producteurs à ce dispositif ont évolué. “L’administration a progressivement simplifié les conditions d’admission à la prime“. En 2014, la simple présentation d’un bail de location d’une durée d’une année suffisait. Puis, cette condition fut remplacée par un simple constat réalisé par le délégué agricole communal après vérification de la parcelle travaillée par l’agriculteur.

Une stratégie d’achat de terres agricoles

La question du foncier agricole ne se pose pas seulement pour la tomate industrielle, elle concerne les exploitations de toute taille. Les stratégies sont variées : achat de terre auprès de propriétaires privés ou achat informels auprès d’EAC et EAI.

C’est le cas de la laiterie Soummam qui s’est dotée de 7 fermes. Elles permettent une production journalière de 20 000 litres de lait. Parmi ces fermes certaines abritent près de 150 vaches laitières comme à Batna, Constantine ou Oum El Bouaghi.

À Hassi Lefdoul (Tiaret), l’exploitation comprend 2000 vaches sur 423 hectares. Lounis Hammitouche a déclaré que ces fermes avaient été achetées par la laiterie. Le but est de renforcer l’approvisionnement en lait frais en cas de baisse de la collecte auprès des éleveurs qui traditionnellement livrent leur production.

Les achats de terre sont courants dans le maraîchage. L’agroéconomiste Ali Daoudi a longuement suivi la trajectoire de plusieurs entrepreneurs agricoles de la région de Mascara réputés pour leur savoir-faire. Les témoignages recueillis sont édifiants.

Dès 1994, un entrepreneur et ses fils prennent en location des terres auprès d’EAC et d’EAI issues de la réforme de 1987. L’introduction de la technique du forage profond permet alors d’atténuer le problème lancinant du manque d’eau.

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En 2000, la famille achète, d’une manière informelle, plusieurs parcelles totalisant 30 hectares qu’ils prenaient auparavant en location auprès de plusieurs attributaires d’EAC et d’EAI. En 2003, ils procèdent à l’acquisition d’une parcelle de 8 hectares auprès d’un propriétaire privé et finalement réunissent en 2013 une superficie totale de 60 hectares cultivée de pomme de terre et d’oignon.

Promulgation d’un statut du fermage, qu’attend l’État ?

Sous le même slogan “la terre à celui qui la travaille“, la question du foncier agricole recoupe des positions diamétralement opposées. D’un côté les tenants de la simple location des terres par l’agriculteur qui les exploite et d’un autre les tenants de l’accès à la propriété foncière pour celui qui les exploite.

Tenant de la première option, l’économiste Omar Bessaoud se demande : “Qu’attend l’État pour définir les règles de la location des terres et encadrer le marché des droits de location des terres alors que depuis 1987 ce marché est actif et fonctionne au détriment des producteurs de richesses ?“.

Il rappelle qu’à l’étranger, la législation en vigueur vise plus à assurer les conditions optimales d’exercice des activités agricoles que l’accès à la propriété foncière.

En un mot, louer plus qu’acheter. Acheter ne faisant que renchérir le coût des productions agricoles. Selon cet économiste, ces pays ont privilégié le renforcement des droits des exploitants agricoles et, pour éviter des effets de rente, ont soumis la propriété foncière à une fiscalité contraignante. Il aime rappeler le cas de la France où le statut du fermage constitue l’un des piliers centraux du foncier agricole : “Il est le mode de faire-valoir le plus répandu” n’hésitant pas de préciser que plus des trois quarts des terres sont cultivées par des agriculteurs qui n’en sont pas propriétaires.

Que ce soit pour le secteur privé ou les terres des EAC et EAI, il alerte sur le “vide juridique” qui existe et ne fait que renforcer “des pratiques informelles, rentières et spéculatives“. À Beni Tamou, le jeune agriculteur confirme : “Aujourd’hui, rien qu’ici dans ce secteur où nous sommes, je connais une famille qui possède 350 serres installées sur les terres des EAC“.

Ces dernières années, les cas de transactions informelles et de ventes spéculatives se sont multipliés. Chez les propriétaires privés, le morcellement des terres “lié à l’héritage intergénérationnel et à l’indivision” reste préoccupant rappelle aussi Omar Bessaoud.

Il indique que la “législation foncière peut inciter les co-exploitants ou co-indivisaires à créer des sociétés civiles et/ou des sociétés agricoles d’exploitation en commun, constituées de parts transmissibles et négociables de manière à maintenir l’unité et la viabilité des terres agricoles“.

Croissance des productions mais sans développement agricole

De son côté, l’économiste Abdellatif Benachenhou est particulièrement sévère vis à vis du vide juridique régnant dans le secteur agricole. Au terme d’une étude réalisée en 2010 sur la Mitidja,  il note que l’augmentation de la production est réelle “mais cette croissance des productions n’est pas développement agricole, c’est-à-dire un processus cumulatif d’investissements, d’innovations, d’intensification et de croissance des exploitations et des revenus des producteurs“.

Cette insécurité juridique favorise selon lui le court terme, “c’est-à-dire le maraîchage et la location, sous une forme ou sous une autre, des vergers existants. Elle s’oppose à l’investissement à plus long terme“.

L’économiste fustige les inégalités sociales liées à la situation actuelle et en matière de développement agricole, il suggère “une action multiforme, engageant tous les acteurs, dans une logique de production et non de contrôle comme ce fut le cas pendant des décennies”.

Agriculture et libération des forces productives

Commentant l’annulation des dettes des agriculteurs à l’époque du président Bouteflika, le jeune producteur de Béni Tamou précise : “Si je pouvais lui parler, je lui dirais de ne pas payer ces dettes mais plutôt de faire en sorte que les agriculteurs fassent simplement leur métier dans des conditions correctes“.

Pour Abdellatif Benachenhou, ce jeune paysan a parfaitement résumé la situation : “l’effacement des dettes des agriculteurs est une mauvaise réponse à un vrai problème : celui de la libération des forces productives de la région et, pourrait-on ajouter, celui de l’agriculture algérienne dans son ensemble“.

À l’heure de la crise ukrainienne et de l’amélioration de la sécurité alimentaire du pays, la question du foncier agricole s’avère donc déterminante. Mais elle révèle également d’autres enjeux : l’appropriation de la terre. Cette appropriation qui a amené, lors de la Guerre de libération nationale, le monde rural à adhérer pleinement à la lutte contre le système colonial responsable de la spoliation de la terre.

La lutte pour la possession de la terre reste d’actualité. “La Mitidja coloniale envoyait son argent en métropole. La Mitidja actuelle continue à alimenter des circuits et des rentes ailleurs, en particulier dans le commerce et l’immobilier. L’histoire bégaie“, conclut Abdellatif Benachenhou.

(1) Vingt ans après. Réalités agricoles aux portes d’Alger. La Mitidja. A. Imache, T. Hartani, S. Bouarfa, M. Kuper. Éditions Alpha, Algérie, 2010.

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